SCÈNE PREMIÈRE
 
 
Fanchette seule, tenant d'une main deux biscuits et une orange, et de l'autre une lanterne de papier allumée.
 
 
Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C'est celui-ci. – S'il allait ne pas venir à présent ! mon petit rôle… Ces vilaines gens de l'office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits ! – « Pour qui, mademoiselle ? – Eh bien, monsieur ! c'est pour quelqu'un. – Oh ! nous savons. » – Et quand ça serait ? parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu'il meure de faim ? – Tout ça pourtant m'a coûté un fier baiser sur la joue !… Que sait-on ? il me le rendra peut-être ! (Elle voit Figaro qui vient l'examiner ; elle fait un cri.) Ah !… (Elle s'enfuit, et elle entre dans le pavillon à sa gauche.)
 
 
SCÈNE II
 
 
Figaro, un grand manteau sur les épaules, un large chapeau rabattu. Bazile, Antonio, Bartholo, Brid’oison, Grippe-Soleil, troupe de valets et de travailleurs.
 
 
Figaro, d'abord seul.
 
 
C'est Fanchette ! (Il parcourt des yeux les autres à mesure qu'ils arrivent, et dit d'un ton farouche :.) Bonjour, messieurs ; bonsoir ; êtes-vous tous ici ?
 
 
Bazile
 
 
Ceux que tu as pressés d'y venir.
 
 
Figaro
 
 
Quelle heure est-il bien à peu près ?
 
 
Antonioregarde en l'air.
 
 
La lune devrait être levée.
 
 
Bartholo
 
 
Eh ! quels noirs apprêts fais-tu donc ? Il a l'air d'un conspirateur !
 
 
Figaro, s'agitant.
 
 
N'est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château ?
 
 
Brid'oison
 
 
Cè-ertainement.
 
 
Antonio
 
 
Nous allions là-bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête.
 
 
Figaro
 
 
Vous n'irez pas plus loin, messieurs ; c'est ici, sous ces maronniers, que nous devons tous célébrer l'honnête fiancée que j'épouse, et le loyal seigneur qui se l'est destinée.
 
 
Bazile, se rappelant la journée.
 
 
Ah ! vraiment, je sais ce que c'est. Retirons-nous, si vous m'en croyez : il est question d'un rendez-vous ; je vous conterai cela près d'ici.
 
 
Brid'oison, à Figaro.
 
 
Nou-ous reviendrons.
 
 
Figaro
 
 
Quand vous m'entendrez appeler, ne manquez pas d'accourir tous, et dites du mal de Figaro s'il ne vous fait voir une belle chose.
 
 
Bartholo
 
 
Souviens-toi qu'un homme sage ne se fait point d'affaire avec les grands.
 
 
Figaro
 
 
Je m'en souviens.
 
 
Bartholo
 
 
Qu'ils ont quinze et bisque sur nous, par leur état.
 
 
Figaro
 
 
Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l'homme qu'on sait timide est dans la dépendance de tous les fripons.
 
 
Bartholo
 
 
Fort bien.
 
 
Figaro
 
 
Et que j'ai nom de Verte-Allure, du chef honoré de ma mère.
 
 
Bartholo
 
 
Il a le diable au corps.
 
 
Brid'oison
 
 
I-il l'a.
 
 
Bazile, à part.
 
 
Le Comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi ? Je ne suis pas fâché de l'algarade.
 
 
Figaro, aux valets.
 
 
Pour vous autres, coquins, à qui j'ai donné l'ordre, illuminez-moi ces entours ; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j'en saisis un par le bras…
 
 
(Il secoue le bras de Grippe-Soleil.)
 
 
Grippe-Soleils'en va en criant et pleurant.
 
 
Ah, ah, oh, oh ! Damné brutal !
 
 
Bazile, en s'en allant.
 
 
Le Ciel vous tienne en joie, monsieur du marié !
 
 
(Ils sortent.)
 
 
SCÈNE III
 
 
Figaro seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre.
 
 
Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?… Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle me donne sa parole ; au milieu de la même cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt !… Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas… vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter… On vient… c'est elle… ce n'est personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! – Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate en nous disant : [Anführungszeichen] chiens de chrétiens [Ausführungszeichen] ! – Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. – Mes joues creusaient ; mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net ; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! je lui dirais… que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. – (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime ; et me voilà derechef sans emploi ! – Le désespoir m'allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonne gens ! je soupe en ville, et les personnes dites [Anführungszeichen] comme il faut [Ausführungszeichen] m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d'épouser ma mère, mes parents m'arrivent à la file. (Il se lève en s'échauffant.) On se débat ; c'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi ; non, ce n'est pas nous ; eh ! mais qui donc ? (Il retombe assis.) Ô bizarre suite d'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce Moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées ; j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite, et, trop désabusé… Désabusé !… Suzon, Suzon, Suzon, que tu me donnes de tourments ! – J'entends marcher… on vient. Voici l'instant de la crise.
 
 
(Il se retire près de la première coulisse à sa droite.)
 
 
SCÈNE IV
 
 
Figaro, la Comtesse avec les habits de Suzon, Suzanne avec ceux de la Comtesse, Marceline.
 
 
Suzanne, bas, à la Comtesse.
 
 
Oui, Marceline m'a dit que Figaro y serait.
 
 
Marceline
 
 
Il y est aussi ; baisse la voix.
 
 
Suzanne
 
 
Ainsi l'un nous écoute, et l'autre va venir me chercher ; commençons.
 
 
Marceline
 
 
Pour n'en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon.
 
 
(Elle entre dans le pavillon où est entrée Fanchette.)
 
 
SCÈNE V
 
 
Figaro, la Comtesse, Suzanne.
 
 
Suzanne, haut.
 
 
Madame tremble ! est-ce qu'elle aurait froid ?
 
 
La Comtesse, haut.
 
 
La soirée est humide, je vais me retirer.
 
 
Suzanne, haut.
 
 
Si Madame n'avait pas besoin de moi, je prendrais l'air un moment, sous ces arbres.
 
 
La Comtesse, haut.
 
 
C'est le serein que tu prendras.
 
 
Suzanne, haut.
 
 
J'y suis toute faite.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Ah oui, le serein !
 
 
(Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro.)
 
 
SCÈNE VI
 
 
Figaro, Chérubin, le Comte, la Comtesse, Suzanne.
 
 
(Figaro et Suzanne retirés de chaque côté sur le devant.)
 
 
Chérubin, en habit d'officier, arrive en chantant gaiement la reprise de l'air de la romance:
 
 
La, la, la, etc.
 
     
 
    J'avais une marraine,
 
 
Que toujours adorai.
 
 
La Comtesse, à part.
 
 
Le petit page !
 
 
Chérubins'arrête.
 
 
On se promène ici ; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette… C'est une femme !
 
 
La Comtesseécoute.
 
 
Ah grands dieux !
 
 
Chérubinse baisse en regardant de loin.
 
 
Me trompé-je ? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c'est Suzon.
 
 
La Comtesse, à part.
 
 
Si le Comte arrivait !…
 
 
(Le Comte paraît dans le fond.)
 
 
Chérubins'approche et prend la main de la Comtesse, qui se défend.
 
 
Oui, c'est la charmante fille qu'on nomme Suzanne : eh, pourrais-je m'y m'éprendre à la douceur de cette main, à ce petit tremblement qui l'a saisie, surtout au battement de mon cœur ! (Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse ; elle la retire.)
 
 
La Comtesse, bas.
 
 
Allez-vous-en.
 
 
Chérubin
 
 
Si la compassion t'avait conduite exprès dans cet endroit du parc où je suis caché depuis tantôt ?…
 
 
La Comtesse
 
 
Figaro va venir.
 
 
Le Comte, s'avançant, dit à part.
 
 
N'est-ce pas Suzanne que j'aperçois ?
 
 
Chérubin, à la Comtesse.
 
 
Je ne crains point du tout Figaro, car ce n'est pas lui que tu attends.
 
 
La Comtesse
 
 
Qui donc ?
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Elle est avec quelqu'un.
 
 
Chérubin
 
 
C'est Monseigneur, friponne, qui t'a demandé ce rendez-vous ce matin, quand j'étais derrière le fauteuil.
 
 
Le Comte, à part, avec fureur.
 
 
C'est encore le page infernal !
 
 
Figaro, à part.
 
 
On dit qu'il ne faut pas écouter !
 
 
Suzanne, à part.
 
 
Petit bavard !
 
 
La Comtesse, au page.
 
 
Obligez-moi de vous retirer.
 
 
Chérubin
 
 
Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance.
 
 
La Comtesse, effrayée.
 
 
Vous prétendez ?…
 
 
Chérubin, avec feu.
 
 
D'abord vingt baisers, pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse.
 
 
La Comtesse
 
 
Vous oseriez ?
 
 
Chérubin
 
 
Oh ! que oui, j'oserai ; tu prends sa place auprès de Monseigneur ; moi celle du Comte auprès de toi : le plus attrapé, c'est Figaro.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Ce brigandeau !
 
 
Suzanne, à part.
 
 
Hardi comme un page.
 
 
(Chérubin veut embrasser la Comtesse. Le Comte se met entre deux et reçoit le baiser.)
 
 
La Comtesse, se retirant.
 
 
Ah ! Ciel !
 
 
Figaro, à part, entendant le baiser.
 
 
J'épousais une jolie mignonne ! (Il écoute.)
 
 
Chérubin, tâtant les habits du Comte, à part.
 
 
C'est Monseigneur. (Il s'enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et Marceline.)
 
 
SCÈNE VII
 
 
Figaro, le Comte, la Comtesse, Suzanne.
 
 
Figaros'approche.
 
 
Je vais…
 
 
Le Comte, croyant parler au page.
 
 
Puisque vous ne redoublez pas le baiser…
 
 
(Il croit lui donner un soufflet.)
 
 
Figaro, qui est à portée, le reçoit.
 
 
Ah !
 
 
Le Comte
 
 
…Voilà toujours le premier payé.
 
 
Figaro s'éloigne en se frottant la joue; à part.
 
 
Tout n'est pas gain non plus en écoutant.
 
 
Suzanne, riant tout haut de l'autre côté.
 
 
Ha, ha, ha, ha !
 
 
Le Comte, à la Comtesse qu'il prend pour Suzanne.
 
 
Entend-on quelque chose à ce page ! il reçoit le plus rude soufflet et s'enfuit en éclatant de rire.
 
 
Figaro, à part.
 
 
S'il s'affligeait de celui-ci !…
 
 
Le Comte
 
 
Comment ! je ne pourrai faire un pas… (À la Comtesse.) Mais laissons cette bizarrerie ; elle empoisonnerait le plaisir que j'ai de te trouver dans cette salle.
 
 
La Comtesse, imitant le parler de Suzanne.
 
 
L'espériez-vous ?
 
 
Le Comte
 
 
Après ton ingénieux billet… (Il lui prend la main.) Tu trembles ?
 
 
La Comtesse
 
 
J'ai eu peur.
 
 
Le Comte
 
 
Ce n'est pas pour te priver du baiser que je l'ai pris.
 
 
(Il la baise au front.)
 
 
La Comtesse
 
 
Des libertés !
 
 
Figaro, à part.
 
 
Coquine !
 
 
Suzanne, à part.
 
 
Charmante !
 
 
Le Comteprend la main de sa femme.
 
 
Mais quelle peau fine et douce, et qu'il s'en faut que la Comtesse ait la main aussi belle !
 
 
La Comtesse, à part.
 
 
Oh ! la prévention !
 
 
Le Comte
 
 
A-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts pleins de grâce et d'espièglerie ?
 
 
La Comtesse, de la voix de Suzanne.
 
 
Ainsi l'amour ?…
 
 
Le Comte
 
 
L'amour… n'est que le roman du cœur : c'est le plaisir qui en est l'histoire ; il m'amène à tes genoux.
 
 
La Comtesse
 
 
Vous ne l'aimez plus ?
 
 
Le Comte
 
 
Je l'aime beaucoup ; mais trois ans d'union, rendent l'hymen si respectable !
 
 
La Comtesse
 
 
Que vouliez-vous en elle ?
 
 
Le Comte, la caressant.
 
 
Ce que je trouve en toi, ma beauté…
 
 
La Comtesse
 
 
Mais dites donc.
 
 
Le Comte
 
 
…Je ne sais : moins d'uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières ; un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment ! (quand elles nous aiment), et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'on est tout surpris un beau soir de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur !
 
 
La Comtesse, à part.
 
 
Ah ! quelle leçon !
 
 
Le Comte
 
 
En vérité, Suzon, j'ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c'est qu'elles n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler à l'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
 
 
La Comtesse, piquée.
 
 
Donc elles doivent tout ?…
 
 
Le Comte, riant.
 
 
Et l'homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ? notre tâche, à nous, fut de les obtenir : la leur…
 
 
La Comtesse
 
 
La leur… ?
 
 
Le Comte
 
 
Est de nous retenir : on l'oublie trop.
 
 
La Comtesse
 
 
Ce ne sera pas moi.
 
 
Le Comte
 
 
Ni moi.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Ni moi.
 
 
Suzanne, à part.
 
 
Ni moi.
 
 
Le Comteprend la main de sa femme.
 
 
Il y a de l'écho ici ; parlons plus bas. Tu n'as nul besoin d'y songer, toi que l'amour a faite et si vive et si jolie ! avec un grain de caprice tu seras la plus agaçante maîtresse ! (Il la baise au front.) Ma Suzanne, un Castillan n'a que sa parole. Voici tout l'or promis pour le rachat du droit que je n'ai plus sur le délicieux moment que tu m'accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j'y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l'amour de moi.
 
 
La Comtesse, une révérence.
 
 
Suzanne accepte tout.
 
 
Figaro, à part.
 
 
On n'est pas plus coquine que cela.
 
 
Suzanne, à part.
 
 
Voilà du bon bien qui nous arrive.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Elle est intéressée ; tant mieux.
 
 
La Comtesseregarde au fond.
 
 
Je vois des flambeaux.
 
 
Le Comte
 
 
Ce sont les apprêts de ta noce : entrons-nous un moment dans l'un de ces pavillons pour les laisser passer ?
 
 
La Comtesse
 
 
Sans lumière ?
 
 
Le Comtel'entraîne doucement.
 
 
À quoi bon ? nous n'avons rien à lire.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Elle y va, ma foi ! Je m'en doutais. (Il s'avance.)
 
 
Le Comtegrossit sa voix en se retournant.
 
 
Qui passe ici ?
 
 
Figaro, en colère.
 
 
Passer ! on vient exprès.
 
 
Le Comte, bas, à la Comtesse.
 
 
C'est Figaro !… (Il s'enfuit.)
 
 
La Comtesse
 
 
Je vous suis.
 
 
(Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois, au fond.)
 
 
SCÈNE VIII
 
 
Figaro, Suzanne, dans l'obscurité.
 
 
Figarocherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu'il prend pour Suzanne.
 
 
Je n'entends plus rien ; ils sont entrés ; m'y voilà. (D'un ton altéré.) Vous autres époux maladroits, qui tenez des espions à gages, et tournez des mois entiers autour d'un soupçon sans l'asseoir, que ne m'imitez-vous ? Dès le premier jour je suis ma femme, et je l'écoute ; en un tour de main on est au fait : c'est charmant, plus de doutes ; on sait à quoi s'en tenir. (Marchant vivement.) Heureusement que je ne m'en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin !
 
 
Suzanne, qui s'est avancée doucement dans l'obscurité.
 
 
(À part.) Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la Comtesse.) Qui va là ?
 
 
Figaro, extravagant.
 
 
« Qui va là ? » Celui qui voudrait de bon cœur que la peste eût étouffé en naissant…
 
 
Suzanne, du ton de la Comtesse.
 
 
Eh ! mais, c'est Figaro !
 
 
Figaroregarde, et dit vivement.
 
 
Madame la Comtesse !
 
 
Suzanne
 
 
Parlez bas.
 
 
Figaro, vite.
 
 
Ah ! madame, que le Ciel vous amène à propos ! Où croyez-vous qu'est Monseigneur ?
 
 
Suzanne
 
 
Que m'importe un ingrat ? Dis-moi…
 
 
Figaro, plus vite.
 
 
Et Suzanne mon épousée, où croyez-vous qu'elle soit ?
 
 
Suzanne
 
 
Mais parlez bas !
 
 
Figaro, très vite.
 
 
Cette Suzon qu'on croyait si vertueuse, qui faisait la réservée ! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.
 
 
Suzanne, lui fermant la bouche avec la main, oublie de déguiser sa voix.
 
 
N'appelez pas.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Eh c'est Suzon ! God-dam !
 
 
Suzanne, du ton de la Comtesse.
 
 
Vous paraissez inquiet.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Traîtresse ! qui veut me surprendre !
 
 
Suzanne
 
 
Il faut nous venger, Figaro.
 
 
Figaro
 
 
En sentez-vous le vif désir ?
 
 
Suzanne
 
 
Je ne serais donc pas de mon sexe ! Mais les hommes en ont cent moyens.
 
 
Figaro, confidemment.
 
 
Madame, il n'y a personne ici de trop ; celui des femmes… les vaut tous.
 
 
Suzanne, à part.
 
 
Comme je le souffleterais !
 
 
Figaro, à part.
 
 
Il serait bien gai qu'avant la noce !
 
 
Suzanne
 
 
Mais qu'est-ce qu'une telle vengeance, qu'un peu d'amour n'assaisonne pas ?
 
 
Figaro
 
 
Partout où vous n'en voyez point, croyez que le respect dissimule.
 
 
Suzanne, piquée.
 
 
Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce.
 
 
Figaro, avec une chaleur comique, à genoux.
 
 
Ah ! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière.
 
 
Suzanne, à part.
 
 
La main me brûle.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Le cœur me bat.
 
 
Suzanne
 
 
Mais, monsieur, avez-vous songé ?…
 
 
Figaro
 
 
Oui, madame, oui, j'ai songé.
 
 
Suzanne
 
 
…Que pour la colère et l'amour…
 
 
Figaro
 
 
…Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame ?
 
 
Suzanne, de sa voix naturelle, et lui donnant un soufflet.
 
 
La voilà.
 
 
Figaro
 
 
Ah demonio ! quel soufflet !
 
 
Suzannelui en donne un second.
 
 
Quel soufflet ! Et celui-ci ?
 
 
Figaro
 
 
Et qu'es aquo ! de par le diable ! est-ce ici la journée des tapes ?
 
 
Suzannele bat à chaque phrase.
 
 
Ah ! qu'es aquo ? Suzanne : voilà pour tes soupçons ; voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C'est-il ça de l'amour ? dis donc comme ce matin ?
 
 
Figarorit en se relevant.
 
 
Santa Barbara ! oui c'est de l'amour. Ô bonheur ! ô délices ! ô cent fois heureux Figaro ! Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m'auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l'homme le plus fortuné qui fut jamais battu par une femme.
 
 
Suzanne
 
 
« Le plus fortuné ! » Bon fripon, vous n'en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeur babil, que m'oubliant moi-même, en vérité, c'était pour elle que je cédais.
 
 
Figaro
 
 
Ai-je pu me méprendre, au son de ta jolie voix ?
 
 
Suzanne, en riant.
 
 
Tu m'as reconnue ? Ah ! comme je m'en vengerai !
 
 
Figaro
 
 
Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin ! Mais dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui ; et comment cet habit, qui m'abusait, te montre enfin innocente…
 
 
Suzanne
 
 
Eh ! c'est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piège apprêté pour un autre ! Est-ce notre faute à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux ?
 
 
Figaro
 
 
Qui donc prend l'autre ?
 
 
Suzanne
 
 
Sa femme.
 
 
Figaro
 
 
Sa femme ?
 
 
Suzanne
 
 
Sa femme.
 
 
Figaro, follement.
 
 
Ah ! Figaro, pends-toi ; tu n'as pas deviné celui-là ! Sa femme ? Ô douze ou quinze mille fois spirituelles femelles ! – Ainsi les baisers de cette salle… ?
 
 
Suzanne
 
 
Ont été donnés à Madame.
 
 
Figaro
 
 
Et celui du page ?
 
 
Suzanne, riant.
 
 
À Monsieur.
 
 
Figaro
 
 
Et tantôt, derrière le fauteuil ?
 
 
Suzanne
 
 
À personne.
 
 
Figaro
 
 
En êtes-vous sûre ?
 
 
Suzanne, riant.
 
 
Il pleut des soufflets, Figaro.
 
 
Figarolui baise la main.
 
 
Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du Comte était de bonne guerre.
 
 
Suzanne
 
 
Allons, superbe, humilie-toi.
 
 
Figarofait tout ce qu'il annonce.
 
 
Cela est juste ; à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre.
 
 
Suzanne, en riant.
 
 
Ah ! ce pauvre Comte ! quelle peine il s'est donnée…
 
 
Figarose relève sur ses genoux.
 
 
…Pour faire la conquête de sa femme !
 
 
SCÈNE IX
 
 
Le Comte entre par le fond du théâtre, et va droit au pavillon à sa droite. Figaro, Suzanne.
 
 
Le Comte, à lui-même.
 
 
Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici.
 
 
Suzanne, à Figaro, parlant bas.
 
 
C'est lui.
 
 
Le Comte, ouvrant le pavillon.
 
 
Suzon, es-tu là-dedans ?
 
 
Figaro, bas.
 
 
Il la cherche, et moi je croyais…
 
 
Suzanne, bas.
 
 
Il ne l'a pas reconnue.
 
 
Figaro
 
 
Achevons-le, veux-tu ? (Il lui baise la main.)
 
 
Le Comtese retourne.
 
 
Un homme aux pieds de la Comtesse !… Ah ! je suis sans armes. (Il s'avance.)
 
 
Figarose relève tout-à-fait en déguisant sa voix.
 
 
Pardon, madame, si je n'ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour la noce.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
C'est l'homme du cabinet de ce matin. (Il se frappe le front.)
 
 
Figarocontinue.
 
 
Mais il ne sera pas dit qu'un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Massacre, mort, enfer !
 
 
Figaro, la conduisant au cabinet.
 
 
(Bas.) Il jure. (Haut.) Pressons-nous donc, madame, et réparons le tort qu'on nous a fait tantôt, quand j'ai sauté par la fenêtre.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Ah ! tout se découvre enfin.
 
 
Suzanne, près du pavillon à sa gauche.
 
 
Avant d'entrer, voyez si personne n'a suivi. (Il la baise au front.)
 
 
Le Comtes'écrie.
 
 
Vengeance !
 
 
(Suzanne s'enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette, Marceline et Chérubin.)
 
 
SCÈNE X
 
 
Le Comte, Figaro.
 
 
(Le Comte saisit le bras de Figaro.)
 
 
Figaro, jouant la frayeur excessive.
 
 
C'est mon maître.
 
 
Le Comtele reconnaît.
 
 
Ah ! scélérat, c'est toi ! Holà ! quelqu'un, quelqu'un !
 
 
SCÈNE XI
 
 
Pédrille, le Comte, Figaro.
 
 
Pédrille, botté.
 
 
Monseigneur, je vous trouve enfin.
 
 
Le Comte
 
 
Bon, c'est Pédrille. Es-tu tout seul ?
 
 
Pédrille
 
 
Arrivant de Séville à étripe-cheval.
 
 
Le Comte
 
 
Approche-toi de moi, et crie bien fort.
 
 
Pédrille, criant à tue-tête.
 
 
Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet.
 
 
Le Comtele repousse.
 
 
Eh, l'animal !
 
 
Pédrille
 
 
Monseigneur me dit de crier.
 
 
Le Comte, tenant toujours Figaro.
 
 
Pour appeler. – Holà ! quelqu'un ! si l'on m'entend, accourez tous !
 
 
Pédrille
 
 
Figaro et moi, nous voilà deux ; que peut-il donc vous arriver ?
 
 
SCÈNE XII
 
 
Les acteurs précédents, Brid’oison, Bartholo, Bazile, Antonio, Grippe-Soleil, toute la noce accourt avec des flambeaux.
 
 
Bartholo, à Figaro.
 
 
Tu vois qu'à ton premier signal…
 
 
Le Comte, montrant le pavillon à sa gauche.
 
 
Pédrille, empare-toi de cette porte.
 
 
(Pédrille y va.)
 
 
Bazile, bas, à Figaro.
 
 
Tu l'as surpris avec Suzanne ?
 
 
Le Comte, montrant Figaro.
 
 
Et vous, tous mes vassaux, entourez-moi cet homme et m'en répondez sur la vie.
 
 
Bazile
 
 
Ha ! Ha !
 
 
Le Comte, furieux.
 
 
Taisez-vous donc. (À Figaro d'un ton glacé.) Mon cavalier, répondez-vous à mes questions ?
 
 
Figaro, froidement.
 
 
Eh ! qui pourrait m'en exempter, Monseigneur ? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même.
 
 
Le Comte, se contenant.
 
 
Hors à moi-même !
 
 
Antonio
 
 
C'est ça parler.
 
 
Le Comtereprend sa colère.
 
 
Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur ! ce serait l'air calme qu'il affecte !
 
 
Figaro
 
 
Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu'ils ignorent ? je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche.
 
 
Le Comte, hors de lui.
 
 
Ô rage ! (Se contenant.) Homme de bien qui feignez d'ignorer ! nous ferez-vous au moins la faveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon ?
 
 
Figaro, montrant l'autre avec malice.
 
 
Dans celui-là ?
 
 
Le Comte, vite.
 
 
Dans celui-ci.
 
 
Figaro, froidement.
 
 
C'est différent. Une jeune personne qui m'honore de ses bontés particulières.
 
 
Bazile, étonné.
 
 
Ha, ha !
 
 
Le Comte, vite.
 
 
Vous l'entendez, messieurs.
 
 
Bartholo, étonné.
 
 
Nous l'entendons ?
 
 
Le Comte, à Figaro.
 
 
Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement que vous sachiez ?
 
 
Figaro, froidement.
 
 
Je sais qu'un grand seigneur s'en est occupé quelque temps : mais, soit qu'il l'ait négligée ou que je lui plaise mieux qu'un plus aimable, elle me donne aujourd'hui la préférence.
 
 
Le Comte, vivement.
 
 
La préf… (Se contenant.) Au moins il est naïf ! car ce qu'il avoue, messieurs, je l'ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice.
 
 
Brid'oison, stupéfait.
 
 
Sa-a complice !
 
 
Le Comte, avec fureur.
 
 
Or quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi.
 
 
(Il entre dans le pavillon.)
 
 
SCÈNE XIII
 
 
Tous les acteurs précédents, hors le Comte.
 
 
Antonio
 
 
C'est juste.
 
 
Brid'oison, à Figaro.
 
 
Qui-i donc a pris la femme de l'autre ?
 
 
Figaro, en riant.
 
 
Aucun n'a eu cette joie-là.
 
 
SCÈNE XIV
 
 
Les acteurs précédents, Le Comte, Chérubin.
 
 
Le Comte, parlant dans le pavillon, et attirant quelqu'un qu'on ne voit pas encore.
 
 
Tout vos efforts sont inutiles ; vous êtes perdue, madame ; et votre heure est bien arrivée ! (Il sort sans regarder.) Quel bonheur qu'aucun gage d'une union aussi détestée…
 
 
Figaros'écrie.
 
 
Chérubin !
 
 
Le Comte
 
 
Mon page ?
 
 
Bazile
 
 
Ha ! ha !
 
 
Le Comte, hors de lui.
 
 
(À part.) Et toujours le page endiablé ! (À Chérubin.) Que faisiez-vous dans ce salon ?
 
 
Chérubin, timidement.
 
 
Je me cachais, comme vous l'avez ordonné.
 
 
Pédrille
 
 
Bien la peine de crever un cheval !
 
 
Le Comte
 
 
Entres-y, toi, Antonio ; conduis devant son juge l'infâme qui m'a déshonoré.
 
 
Brid'oison
 
 
C'est Madame que vous y-y cherchez ?
 
 
Antonio
 
 
L'y a, parguenne, une bonne Providence ! Vous en avez fait tant dans le pays…
 
 
Le Comte, furieux.
 
 
Entre donc !
 
 
(Antonio entre.)
 
 
SCÈNE XV
 
 
Les acteurs précédents, excepté Antonio.
 
 
Le Comte
 
 
Vous allez voir, messieurs, que le page n'y était pas seul.
 
 
Chérubin, timidement.
 
 
Mon sort eût été trop cruel, si quelqu'âme sensible n'en eût adouci l'amertume.
 
 
SCÈNE XVI
 
 
Les acteurs précédents, Antonio, Fanchette.
 
 
Antonio, attirant par le bras quelqu'un qu'on ne voit pas encore.
 
 
Allons, madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu'on sait que vous y êtes entrée.
 
 
Figaros'écrie.
 
 
La petite cousine !
 
 
Bazile
 
 
Ha ! ha !
 
 
Le Comte
 
 
Fanchette !
 
 
Antoniose retourne et s'écrie.
 
 
Ah ! palsembleu, Monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la compagnie que c'est ma fille qui cause tout ce train-là !
 
 
Le Comte, outré.
 
 
Qui la savait là-dedans ?
 
 
(Il veut rentrer.)
 
 
Bartholo, au-devant.
 
 
Permettez, Monsieur le Comte, ceci n'est pas plus clair. Je suis de sang-froid, moi.
 
 
(Il entre.)
 
 
Brid'oison
 
 
Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée.
 
 
SCÈNE XVII
 
 
Les acteurs précédents, Marceline.
 
 
Bartholo, parlant en dedans, et sortant.
 
 
Ne craignez rien, madame, il ne vous sera fait aucun mal ; j'en réponds. (Il se retourne et s'écrie :) Marceline !…
 
 
Bazile
 
 
Ha, ha !
 
 
Figaro, riant.
 
 
Eh ! quelle folie ! ma mère en est ?
 
 
Antonio
 
 
À qui pis fera.
 
 
Le Comte, outré.
 
 
Que m'importe à moi ? La Comtesse…
 
 
SCÈNE XVIII
 
 
Les acteurs précédents, Suzanne.
 
 
(Suzanne, son éventail sur le visage.)
 
 
Le Comte
 
 
…Ah ! la voici qui sort. (Il la prend violemment par le bras.) Que croyez-vous, messieurs, que mérite une odieuse… ?
 
 
(Suzanne se jette à genoux, la tête baissée.)
 
 
Le Comte, fort.
 
 
Non, non.
 
 
(Figaro se jette à genoux de l'autre côté.)
 
 
Le Comte, plus fort.
 
 
Non, non.
 
 
(Marceline se jette à genoux devant lui.)
 
 
Le Comte, plus fort.
 
 
Non, non.
 
 
(Tous se mettent à genoux, excepté Brid'oison.)
 
 
Le Comte, hors de lui.
 
 
Y fussiez-vous un cent !
 
 
SCÈNE XIX et dernière
 
 
Tous les acteurs précédents, La Comtesse sort de l'autre pavillon.
 
 
La Comtessese jette à genoux.
 
 
Au moins je ferai nombre.
 
 
Le Comte, regardant la Comtesse et Suzanne.
 
 
Ah ! qu'est-ce que je vois !
 
 
Brid'oison, riant.
 
 
Eh pardi, c'è-est Madame.
 
 
Le Comteveut relever la Comtesse.
 
 
Quoi, c'était vous, Comtesse ? (D'un ton suppliant.) Il n'y a qu'un pardon bien généreux…
 
 
La Comtesse, en riant.
 
 
Vous diriez « Non, non », à ma place ; et moi, pour la troisième fois d'aujourd'hui, je l'accorde sans condition.
 
 
(Elle se relève.)
 
 
Suzannese relève.
 
 
Moi aussi.
 
 
Marcelinese relève.
 
 
Moi aussi.
 
 
Figarose relève.
 
 
Moi aussi ; il y a de l'écho ici ! (Tous se relèvent.)
 
 
Le Comte
 
 
De l'écho ! – J'ai voulu ruser avec eux ; ils m'ont traité comme un enfant !
 
 
La Comtesse, en riant.
 
 
Ne le regrettez pas, Monsieur le Comte.
 
 
Figaro, s'essuyant les genoux avec son chapeau.
 
 
Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur !
 
 
Le Comte, à Suzanne.
 
 
Ce billet fermé d'une épingle ?…
 
 
Suzanne
 
 
C'est Madame qui l'avait dicté.
 
 
Le Comte
 
 
La réponse lui en est bien due.
 
 
(Il baise la main de la Comtesse.)
 
 
La Comtesse
 
 
Chacun aura ce qui lui appartient.
 
 
(Elle donne la bourse à Figaro et le diamant à Suzanne.)
 
 
Suzanne, à Figaro.
 
 
Encore une dot.
 
 
Figaro, frappant la bourse dans sa main.
 
 
Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher !
 
 
Suzanne
 
 
Comme notre mariage.
 
 
Grippe-Soleil
 
 
Et la jarretière de la mariée, l'aurons-je ?
 
 
La Comtessearrache le ruban qu'elle a tant gardé dans son sein, et le jette à terre.
 
 
La jarretière ? Elle était avec ses habits ; la voilà.
 
 
(Les garçons de la noce veulent la ramasser.)
 
 
Chérubin, plus alerte, court la prendre et dit:
 
 
Que celui qui la veut, vienne me la disputer.
 
 
Le Comte, en riant, au page.
 
 
Pour un monsieur si chatouilleux, qu'avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt ?
 
 
Chérubinrecule en tirant à moitié son épée.
 
 
À moi, mon colonel ?
 
 
Figaro, avec une colère comique.
 
 
C'est sur ma joue qu'il l'a reçu : voilà comme les grands font justice !
 
 
Le Comte, riant.
 
 
C'est sur sa joue ? Ha, ha, ha, qu'en dites-vous donc, ma chère Comtesse ?
 
 
La Comtesse, absorbée, revient à elle, et dit avec sensibilité.
 
 
Ah ! oui, cher Comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure.
 
 
Le Comte, frappant sur l'épaule du juge.
 
 
Et vous, don Brid'oison, votre avis maintenant ?
 
 
Brid'oison
 
 
Su-ur tout ce que je vois, Monsieur le Comte… ma-a foi, pour moi je-e ne sais que vous dire : voilà ma façon de penser.
 
 
Tous ensemble
 
 
Bien jugé !
 
 
Figaro
 
 
J'étais pauvre, on me méprisait. J'ai montré quelque esprit, la haine est accourue. Une jolie femme et de la fortune…
 
 
Bartholo, en riant.
 
 
Les cœurs vont te revenir en foule.
 
 
Figaro
 
 
Est-il possible ?
 
 
Bartholo
 
 
Je les connais.
 
 
Figaro, saluant les spectateurs.
 
 
Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir.
 
 
On joue la ritournelle du Vaudeville (air noté).
 
 
Vaudeville
 
 
Bazile
 
 
Premier couplet
 
     
 
    Triple dot, femme superbe ;
 
 
Que de biens pour un époux !
 
 
D'un seigneur, d'un page imberbe,
 
 
Quelque sot serait jaloux,
 
 
Du latin d'un vieux proverbe
 
 
L'homme adroit fait son parti.
 
 
Figaro
 
 
Je le sais…
 
 
(Il chante.) Gaudeant bene nati.
 
 
Bazile
 
 
Non…
 
 
(Il chante.) Gaudeat bene nanti.
 
 
Suzanne
 
 
Deuxième couplet
 
     
 
    Qu'un mari sa foi trahisse,
 
 
Il s'en vante, et chacun rit ;
 
 
Que sa femme ait un caprice,
 
 
S'il l'accuse on la punit.
 
 
De cette absurde injustice,
 
 
Faut-il dire le pourquoi ?
 
 
Les plus forts ont fait la loi… bis.
 
 
Figaro
 
 
Troisième couplet
 
     
 
    Jean Jeannot, jaloux risible,
 
 
Veut unir femme et repos ;
 
 
Il achète un chien terrible,
 
 
Et le lâche en son enclos.
 
 
La nuit, quel vacarme horrible !
 
 
Le chien court, tout est mordu,
 
 
Hors l'amant qui l'a vendu… bis.
 
 
La Comtesse
 
 
Quatrième couplet
 
     
 
    Telle est fière et répond d'elle,
 
 
Qui n'aime plus son mari ;
 
 
Telle autre presque infidèle,
 
 
Jure de n'aimer que lui.
 
 
La moins folle, hélas ! est celle
 
 
Qui se veille en son lien,
 
 
Sans oser jurer de rien… bis.
 
 
Le Comte
 
 
Cinquième couplet
 
     
 
    D'une femme de province,
 
 
À qui ses devoirs sont chers,
 
 
Le succès est assez mince ;
 
 
Vive la femme aux bons airs !
 
 
Semblable à l'écu du Prince,
 
 
Sous le coin d'un seul époux,
 
 
Elle sert au bien de tous… bis.
 
 
Marceline
 
 
Sixième couplet
 
     
 
    Chacun sait la tendre mère,
 
 
Dont il a reçu le jour ;
 
 
Tout le reste est un mystère,
 
 
C'est le secret de l'amour.
 
 
Figarocontinue l'air.
 
 
Ce secret met en lumière
 
 
Comment le fils d'un butor
 
 
Vaut souvent son pesant d'or… bis.
 
 
Septième couplet
 
     
 
    Par le sort de la naissance,
 
 
L'un est roi, l'autre est berger ;
 
 
Le hasard fit leur distance ;
 
 
L'esprit seul peut tout changer.
 
 
De vingt rois que l'on encense,
 
 
Le trépas brise l'autel ;
 
 
Et Voltaire est immortel… bis.
 
 
Chérubin
 
 
Huitième couplet
 
     
 
    Sexe aimé, sexe volage,
 
 
Qui tourmentez nos beaux jours,
 
 
Si de vous chacun dit rage,
 
 
Chacun vous revient toujours.
 
 
Le parterre est votre image ;
 
 
Tel paraît le dédaigner,
 
 
Qui fait tout pour le gagner… bis.
 
 
Suzanne
 
 
Neuvième couplet
 
     
 
    Si ce gai, ce fol ouvrage,
 
 
Renfermait quelque leçon,
 
 
En faveur du badinage,
 
 
Faites grâce à la raison.
 
 
Ainsi la nature sage
 
 
Nous conduit, dans nos désir,
 
 
À son but par les plaisirs… bis.
 
 
Brid'oison
 
 
Dixième couplet
 
     
 
    Or, Messieurs, la co-omédie
 
 
Que l'on juge en cè-et instant,
 
 
Sauf erreur, nous pein-eint la vie
 
 
Du bon peuple qui l'entend.
 
 
Qu'on l'opprime, il peste, il crie ;
 
 
Il s'agite en cent fa-açons ;
 
 
Tout fini-it par des chansons… bis.
 
 
BALLET GÉNÉRAL
 
 
Fin du cinquième et dernier acte.
 
 
S'adresser, pour la musique de l'ouvrage, à M. BAUDRON, chef d'orchestre du Théâtre-Français.
 
 


APPROBATIONS

 
 
J'ai lu, par ordre de M.Monsieur le Lieutenant de Police, la pièce intitulée : La folle journée, ou Le Mariage de Figaro ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression et la représentation. À Paris, ce vingt-huit février mil sept cent quatre-vingt-quatre.
Signé, COQUELEY DE CHAUSSEPIERRE.


 
 
J'ai lu, par ordre de M.Monsieur le Lieutenant général de Police, la pièce intitulée : La folle journée, ou Le Mariage de Figaro ; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher la représentation et l'impression. À Paris, ce vingt-un mars mil sept cent quatre-vingt-quatre,
Signé, BRET.


 
 
Vu les approbations ; permis d'imprimer et représenter. À Paris, ce vingt-neuf mars mil sept cent quatre-vingt-quatre.
Signé, LENOIR.
 
 


ERRATA (déjà corrigés)

 
 
PRÉFACE
 
 
Page
 
 
9, ligne 8, ces fantômes, lisez, ses fantômes.
 
 
10, ligne dernière, n'existe, lisez, existe.
 
 
11, 2, les bons et les mauvais, lisez, bons et mauvais.
 
 
ibid. 24, ces grands coups, lisez, ses grands coups.
 
 
13, 9, de l'œil de bœuf ou des carrosses, lisez, de l'œil-de-bœuf et des Carrosses.
 
 
26, 7, la coquette ou la coquine, lisez, la coquette ou coquine.
 
 
49, 6, espagnole, lisez, espagnol.

 
 
COMÉDIE
 
 
Page
 
 
116, ligne 2, dans lesquels vous mêlerez, lisez, dans lesquels on mêlera.
 
 
175, 94, poursuivions, lisez, poursuivons.
 
 
178, 5, sont rentrés, lisez, sont entrés.
 
 
183, 23, les bois, lisez, le bois.