ACTE IV
 
 
Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, de guirlandes, en un mot préparée pour donner une fête. Sur le devant à droite est une table avec une écritoire, un fauteuil derrière.
 
 
SCÈNE PREMIÈRE
 
 
Figaro, Suzanne.
 
 
Figaro, la tenant à bras-le-corps.
 
 
Eh bien ! amour, es-tu contente ? elle a converti son docteur, cette fine langue dorée de ma mère ! malgré sa répugnance il l'épouse, et ton bourru d'oncle est bridé ; il n'y a que Monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.
 
 
Suzanne
 
 
As-tu rien vu de plus étrange ?
 
 
Figaro
 
 
Ou plutôt d'aussi gai. Nous ne voulions qu'une dot arrachée à l'Excellence ; en voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait ; j'étais tourmenté par une furie ; tout cela s'est changé, pour nous, dans « la plus bonne » des mères. Hier j'étais comme seul au monde ; et voilà que j'ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés ; mais assez bien pour nous, qui n'avons pas la vanité des riches.
 
 
Suzanne
 
 
Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtant arrivée !
 
 
Figaro
 
 
Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on travaille, on projette, on arrange d'un côté ; la fortune accomplit de l'autre : et depuis l'affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu'au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l'aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l'autre aveugle avec son entourage. – Pour cet aimable aveugle, qu'on nomme Amour… (Il la reprend tendrement à bras-le-corps.)
 
 
Suzanne
 
 
Ah ! c'est le seul qui m'intéresse !
 
 
Figaro
 
 
Permets donc que, prenant l'emploi de la folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignone porte ; et nous voilà logés pour la vie.
 
 
Suzanne, riant.
 
 
L'Amour et toi ?
 
 
Figaro
 
 
Moi et l'Amour.
 
 
Suzanne
 
 
Et vous ne chercherez pas d'autre gîte ?
 
 
Figaro
 
 
Si tu m'y prends, je veux bien que mille millions de galants…
 
 
Suzanne
 
 
Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité.
 
 
Figaro
 
 
Ma vérité la plus vraie !
 
 
Suzanne
 
 
Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ?
 
 
Figaro
 
 
Oh ! que oui. Depuis qu'on a remarqué qu'avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu'anciens petits mensonges, assez mal plantés, ont produit de grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces ! Et celles qu'on sait, sans oser les divulguer : car toute vérité n'est pas bonne à dire ; et celles qu'on vante, sans y ajouter foi : car toute vérité n'est pas bonne à croire ; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands ; cela ne finit pas. Il n'y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.
 
 
Suzanne
 
 
J'aime ta joie, parce qu'elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte.
 
 
Figaro
 
 
Ou plutôt n'en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne.
 
 
Suzanne
 
 
Tu ne veux donc plus qu'il ait lieu ?
 
 
Figaro
 
 
Si vous m'aimez, Suzon, votre parole d'honneur sur ce point : qu'il s'y morfonde ; et c'est sa punition.
 
 
Suzanne
 
 
Il m'en a plus coûté de l'accorder que je n'ai de peine à le rompre ; il n'en sera plus question.
 
 
Figaro
 
 
Ta bonne vérité ?
 
 
Suzanne
 
 
Je ne suis pas comme vous autres savants ; moi, je n'en ai qu'une.
 
 
Figaro
 
 
Et tu m'aimeras un peu ?
 
 
Suzanne
 
 
Beaucoup.
 
 
Figaro
 
 
Ce n'est guère.
 
 
Suzanne
 
 
Et comment ?
 
 
Figaro
 
 
En fait d'amour, vois-tu, trop n'est pas même assez.
 
 
Suzanne
 
 
Je n'entends pas toutes ces finesses ; mais je n'aimerai que mon mari.
 
 
Figaro
 
 
Tiens parole, et tu feras une belle exception à l'usage. (Il veut l'embrasser.)
 
 
SCÈNE II
 
 
Figaro, Suzanne, la Comtesse.
 
 
La Comtesse
 
 
Ah ! j'avais raison de le dire : en quelque endroit qu'ils soient, croyez qu'ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c'est voler l'avenir, le mariage et vous-même, que d'usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s'impatiente.
 
 
Figaro
 
 
Il est vrai, madame, je m'oublie. Je vais leur montrer mon excuse.
 
 
(Il veut emmener Suzanne.)
 
 
La Comtessela retient.
 
 
Elle vous suit.
 
 
SCÈNE III
 
 
Suzanne, la Comtesse.
 
 
La Comtesse
 
 
As-tu ce qu'il nous faut pour troquer de vêtement ?
 
 
Suzanne
 
 
Il ne faut rien, madame ; le rendez-vous ne tiendra pas.
 
 
La Comtesse
 
 
Ah ! vous changez d'avis ?
 
 
Suzanne
 
 
C'est Figaro.
 
 
La Comtesse
 
 
Vous me trompez.
 
 
Suzanne
 
 
Bonté divine !
 
 
La Comtesse
 
 
Figaro n'est pas homme à laisser échapper une dot.
 
 
Suzanne
 
 
Madame ! eh ! que croyez-vous donc ?
 
 
La Comtesse
 
 
Qu'enfin, d'accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m'avoir confié ses projets. Je vous sais par cœur. Laissez-moi. (Elle veut sortir.)
 
 
Suzannese jette à genoux.
 
 
Au nom du Ciel, espoir de tous ! vous ne savez pas, madame, le mal que vous faites à Suzanne ! après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez !…
 
 
La Comtessela relève.
 
 
Eh mais… je ne sais ce que je dis ! En me cédant ta place au jardin, tu n'y vas pas, mon cœur ; tu tiens parole à ton mari ; tu m'aides à ramener le mien.
 
 
Suzanne
 
 
Comme vous m'avez affligée !
 
 
La Comtesse
 
 
C'est que je ne suis qu'une étourdie. (Elle la baise au front.) Où est ton rendez-vous ?
 
 
Suzannelui baise la main.
 
 
Le mot de jardin m'a seul frappée.
 
 
La Comtesse, montrant la table.
 
 
Prends cette plume, et fixons un endroit.
 
 
Suzanne
 
 
Lui écrire !
 
 
La Comtesse
 
 
Il le faut.
 
 
Suzanne
 
 
Madame ! au moins, c'est vous…
 
 
La Comtesse
 
 
Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s'assied, la Comtesse dicte.)
 
 
« Chanson nouvelle, sur l'air :… Qu'il fera beau ce soir sous les grands maronniers !… Qu'il fera beau, ce soir… »
 
 
Suzanneécrit.
 
 
« Sous les grands maronniers !… » Après ?
 
 
La Comtesse
 
 
Crains-tu qu'il ne t'entende pas ?
 
 
Suzannerelit.
 
 
C'est juste. (Elle plie le billet.) Avec quoi cacheter ?
 
 
La Comtesse
 
 
Une épingle, dépêche : elle servira de réponse. Écris sur le revers : « Renvoyez-moi le cachet ».
 
 
Suzanneécrit en riant.
 
 
Ah !… « le cachet »… Celui-ci, madame, est plus gai que celui du brevet.
 
 
La Comtesse, avec un souvenir douloureux.
 
 
Ah !
 
 
Suzannecherche sur elle.
 
 
Je n'ai pas d'épingle à présent !
 
 
La Comtessedétache sa lévite.
 
 
Prends celle-ci. (Le ruban du page tombe de son sein à terre.) Ah ! mon ruban !
 
 
Suzannele ramasse.
 
 
C'est celui du petit voleur ! vous avez eu la cruauté ?…
 
 
La Comtesse
 
 
Fallait-il le laisser à son bras ? c'eût été joli ! Donnez donc !
 
 
Suzanne
 
 
Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme.
 
 
La Comtessele reprend.
 
 
Excellent pour Fanchette… Le premier bouquet qu'elle m'apportera.
 
 
SCÈNE IV
 
 
Une jeune Bergère, Chérubin en fille, Fanchette, et beaucoup de jeunes filles habillées comme elle et tenant des bouquets. La Comtesse, Suzanne.
 
 
Fanchette
 
 
Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs.
 
 
La Comtesse, serrant vite son ruban.
 
 
Elles sont charmantes : je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes. (Montrant Chérubin.) Quelle est cette aimable enfant qui a l'air si modeste ?
 
 
Une Bergère
 
 
C'est une cousine à moi, madame, qui n'est ici que pour la noce.
 
 
La Comtesse
 
 
Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l'étrangère. (Elle prend le bouquet de Chérubin et le baise au front.) Elle en rougit ! (À Suzanne.) Ne trouves-tu pas, Suzon… qu'elle ressemble à quelqu'un ?
 
 
Suzanne
 
 
À s'y méprendre, en vérité.
 
 
Chérubin, à part, les mains sur son cœur.
 
 
Ah ! Ce baiser-là m'a été bien loin !
 
 
SCÈNE V
 
 
Les jeunes filles, Chérubin au milieu d'elles, Fanchette, Antonio, le Comte, la Comtesse, Suzanne.
 
 
Antonio
 
 
Moi je vous dis, Monseigneur, qu'il y est ; elles l'ont habillé chez ma fille ; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d'ordonnance que j'ai retiré du paquet. (Il s'avance, et regardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d'ordonnance et dit :.) Eh ! parguenne, v'là notre officier.
 
 
La Comtesserecule.
 
 
Ah ! Ciel !
 
 
Suzanne
 
 
Ce friponneau !
 
 
Antonio
 
 
Quand je disais là-haut que c'était lui !…
 
 
Le Comte, en colère.
 
 
Eh bien, madame !
 
 
La Comtesse
 
 
Eh bien, monsieur ! vous me voyez plus surprise que vous, et, pour le moins, aussi fâchée.
 
 
Le Comte
 
 
Oui ; mais tantôt, ce matin ?
 
 
La Comtesse
 
 
Je serais coupable en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d'achever ; vous nous avez surprises l'habillant ; votre premier mouvement est si vif ! il s'est sauvé, je me suis troublée, l'effroi général a fait le reste.
 
 
Le Comte, avec dépit, à Chérubin.
 
 
Pourquoi n'êtes-vous pas parti ?
 
 
Chérubin, ôtant son chapeau brusquement.
 
 
Monseigneur…
 
 
Le Comte
 
 
Je punirai ta désobéissance.
 
 
Fanchette, étourdiment.
 
 
Ah ! Monseigneur, entendez-moi ! Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savez bien que vous dites toujours : « Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras. »
 
 
Le Comte, rougissant.
 
 
Moi ! j'ai dit cela ?
 
 
Fanchette
 
 
Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Être ensorcelé par un page !
 
 
La Comtesse
 
 
Eh bien ! monsieur, à votre tour ; l'aveu de cette enfant, aussi naïf que le mien, atteste enfin deux vérités : que c'est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout pour augmenter et justifier les miennes.
 
 
Antonio
 
 
Vous aussi, Monseigneur ? Dame ! je vous la redresserai comme feue sa mère, qui est morte… Ce n'est pas pour la conséquence ; mais c'est que Madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes…
 
 
Le Comte, déconcerté, à part.
 
 
Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi !
 
 
SCÈNE VI
 
 
Les jeunes filles, Chérubin, Antonio, Figaro, le Comte, la Comtesse, Suzanne.
 
 
Figaro
 
 
Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête ni la danse.
 
 
Le Comte
 
 
Vous, danser ! vous n'y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a foulé le pied droit !
 
 
Figaro, remuant la jambe.
 
 
Je souffre encore un peu ; ce n'est rien. (Aux jeunes filles.) Allons, mes belles, allons !
 
 
Le Comtele retourne.
 
 
Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux !
 
 
Figaro
 
 
Très heureux, sans doute ; autrement…
 
 
Antoniole retourne.
 
 
Puis il s'est pelotonné en tombant jusqu'en bas.
 
 
Figaro
 
 
Un plus adroit, n'est-ce pas, serait resté en l'air ! (Aux jeunes filles.) Venez-vous, mesdemoiselles ?
 
 
Antoniole retourne.
 
 
Et pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville ?
 
 
Figaro
 
 
Galopait ou marchait au pas…
 
 
Le Comtele retourne.
 
 
Et vous aviez son brevet dans la poche ?
 
 
Figaro, un peu étonné.
 
 
Assurément, mais quelle enquête ? (Aux jeunes filles.) Allons donc, jeunes filles !
 
 
Antonio, attirant Chérubin par le bras.
 
 
En voici une qui prétend que mon neveu futur n'est qu'un menteur.
 
 
Figaro, surpris.
 
 
Chérubin !… (À part.) Peste du petit fat !
 
 
Antonio
 
 
Y es-tu maintenant ?
 
 
Figaro, cherchant.
 
 
J'y suis… j'y suis… Eh ! qu'est-ce qu'il chante ?
 
 
Le Comte, sèchement.
 
 
Il ne chante pas ; il dit que c'est lui qui a sauté sur les giroflées.
 
 
Figaro, rêvant.
 
 
Ah ! s'il le dit… cela se peut ; je ne dispute pas de ce que j'ignore.
 
 
Le Comte
 
 
Ainsi vous et lui ?…
 
 
Figaro
 
 
Pourquoi non ? la rage de sauter peut gagner : voyez les moutons de Panurge ; et quand vous êtes en colère, il n'y a personne qui n'aime mieux risquer…
 
 
Le Comte
 
 
Comment, deux à la fois !…
 
 
Figaro
 
 
On aurait sauté deux douzaines ; et qu'est-ce que cela fait, Monseigneur, dès qu'il n'y a personne de blessé ? (Aux jeunes filles.) Ah ça, voulez-vous venir, ou non ?
 
 
Le Comte, outré.
 
 
Jouons-nous une comédie ? (On entend un prélude de fanfare.)
 
 
Figaro
 
 
Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras. (Tous s'enfuient, Chérubin reste seul la tête baissée.)
 
 
SCÈNE VII
 
 
Chérubin, le Comte, la Comtesse.
 
 
Le Comte, regardant aller Figaro.
 
 
En voit-on de plus audacieux ? (Au page.) Pour vous, monsieur le sournois, qui faites le honteux, allez vous rhabiller bien vite ; et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée.
 
 
La Comtesse
 
 
Il va bien s'ennuyer.
 
 
Chérubin, étourdiment.
 
 
M'ennuyer ! j'emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison.
 
 
(Il met son chapeau et s'enfuit.)
 
 
SCÈNE VIII
 
 
Le Comte, la Comtesse.
 
 
(La Comtesse s'évente fortement sans parler.)
 
 
Le Comte
 
 
Qu'a-t-il au front de si heureux ?
 
 
La Comtesse, avec embarras.
 
 
Son… premier chapeau d'officier, sans doute ; aux enfants tout sert de hochet.
 
 
(Elle veut sortir.)
 
 
Le Comte
 
 
Vous ne nous restez pas, Comtesse ?
 
 
La Comtesse
 
 
Vous savez que je ne me porte pas bien.
 
 
Le Comte
 
 
Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère.
 
 
La Comtesse
 
 
Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
La noce ! il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.
 
 
(Le Comte et la Comtesse s'assoient vers un des côtés de la galerie.)
 
 
SCÈNE IX
 
 
Le Comte, la Comtesse, assis; l'on joue les «Folies d'espagne» d'un mouvement de marche. (Symphonie notée.)

MARCHE
Les gardes-chasse, fusil sur l'épaule.
L'alguazil, les prud'hommes, Brid’oison.
Les paysans et paysannes, en habits de fête.
Deux jeunes filles portant la toque virginale à plumes blanches.
Deux autres, le voile blanc.
Deux autres, les gants et le bouquet de côté.
Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro.
D'autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour Marceline.
Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au docteur, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne et à Marceline.
Les Paysans et Paysannes s'étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, on danse une reprise du fandango (air noté) avec des castagnettes; puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle
Antonio conduit Suzanne au Comte; elle se met à genoux devant lui.
Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le duo suivant (air noté).
 
     
 
    Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire
 
 
D'un maître qui renonce aux droits qu'il eut sur vous :
 
 
Préférant au plaisir la plus noble victoire,
 
 
Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux.
 
 
Suzanne est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le Comte par son manteau et lui montre le billet qu'elle tient; puis elle porte la main qu'elle a du côté des spectateurs à sa tête, où le Comte a l'air d'ajuster sa toque; elle lui donne le billet.
Le Comte le met furtivement dans son sein; on achève de chanter le duo; la fiancée se relève et lui fait une grande révérence.
Figaro vient la recevoir des mains du Comte et se retire avec elle, à l'autre côté du salon, près de Marceline.
(On danse une autre reprise du fandango, pendant ce temps.)
 
 
Le Comte, pressé de lire ce qu'il a reçu, s'avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein; mais en le sortant il fait le geste d'un homme qui s'est cruellement piqué le doigt; il le secoue, le presse, le suce, et regardant le papier cacheté d'une épingle, il dit:
 
 
Le Comte
 
 
(Pendant qu'il parle, ainsi que Figaro, l'orchestre joue pianissimo.)
 
 
Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout ! (Il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise.)
 
 
Figaro, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne:
 
 
C'est un billet doux, qu'une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d'une épingle, qui l'a outrageusement piqué.
 
 
La danse reprend: le Comte qui a lu le billet le retourne; il y voit l'invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l'épingle qu'il attache à sa manche.
 
 
Figaro, à Suzanne et à Marceline.
 
 
D'un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l'épingle. Ah ! c'est une drôle de tête !
 
 
(Pendant ce temps, Suzanne a des signes d'intelligence avec la Comtesse. La danse finit, la ritournelle du duo recommence.)
 
 
(Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu'on a conduit Suzanne; à l'instant où le Comte prend la toque et où l'on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants:)
 
 
L'Huissier, criant à la porte.
 
 
Arrêtez donc, messieurs ! vous ne pouvez entrer tous… Ici les gardes ! les gardes ! (Les gardes vont vite à cette porte.)
 
 
Le Comte, se levant.
 
 
Qu'est-ce qu'il y a ?
 
 
L'Huissier
 
 
Monseigneur, c'est monsieur Bazile, entouré d'un village entier, parce qu'il chante en marchant.
 
 
Le Comte
 
 
Qu'il entre seul.
 
 
La Comtesse
 
 
Ordonnez-moi de me retirer.
 
 
Le Comte
 
 
Je n'oublie pas votre complaisance.
 
 
La Comtesse
 
 
Suzanne !… elle reviendra. (À part, à Suzanne.) Allons changer d'habits. (Elle sort avec Suzanne.)
 
 
Marceline
 
 
Il n'arrive jamais que pour nuire.
 
 
Figaro
 
 
Ah ! je m'en vais vous le faire déchanter !
 
 
SCÈNE X
 
 
Tous les acteurs précédents, excepté la Comtesse et Suzanne; Bazile tenant sa guitare; Grippe-Soleil.
 
 
Bazileentre en chantant sur l'air du vaudeville de la fin (air noté):
 
     
 
    Cœurs sensibles, cœurs fidèles,
 
 
Qui blâmez l'amour léger,
 
 
Cessez vos plaintes cruelles :
 
 
Est-ce un crime de changer ?
 
 
Si l'Amour porte des ailes,
 
 
N'est-ce pas pour voltiger ?
 
 
N'est-ce pas pour voltiger ?
 
 
N'est-ce pas pour voltiger ?
 
 
Figaros'avance à lui.
 
 
Oui, c'est pour cela justement qu'il a des ailes au dos ; notre ami, qu'entendez-vous par cette musique ?
 
 
Bazile, montrant Grippe-Soleil.
 
 
Qu'après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur en amusant monsieur, qui est de sa compagnie, je pourrai, à mon tour, réclamer sa justice.
 
 
Grippe-Soleil
 
 
Bah ! Monsigneu ! il ne m'a pas amusé du tout : avec leux guenilles d'ariettes…
 
 
Le Comte
 
 
Enfin que demandez-vous, Bazile ?
 
 
Bazile
 
 
Ce qui m'appartient, Monseigneur, la main de Marceline ; et je viens m'opposer…
 
 
Figaros'approche.
 
 
Y a-t-il longtemps que monsieur n'a vu la figure d'un fou ?
 
 
Bazile
 
 
Monsieur, en ce moment même.
 
 
Figaro
 
 
Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l'effet de ma prédiction. Si vous faites mine seulement d'approximer madame…
 
 
Bartholo, en riant.
 
 
Eh pourquoi ? laisse-le parler.
 
 
Brid'oisons'avance entre deux.
 
 
Fau-aut-il que deux amis ?…
 
 
Figaro
 
 
Nous, amis !
 
 
Bazile
 
 
Quelle erreur !
 
 
Figaro, vite.
 
 
Parce qu'il fait de plats airs de chapelle ?
 
 
Bazile, vite.
 
 
Et lui, des vers comme un journal ?
 
 
Figaro, vite.
 
 
Un musicien de guinguette !
 
 
Bazile, vite.
 
 
Un postillon de gazette !
 
 
Figaro, vite.
 
 
Cuistre d'oratorio !
 
 
Bazile, vite.
 
 
Jockey diplomatique !
 
 
Le Comte, assis.
 
 
Insolents tous les deux !
 
 
Bazile
 
 
Il me manque en toute occasion.
 
 
Figaro
 
 
C'est bien dit, si cela se pouvait !
 
 
Bazile
 
 
Disant partout que je ne suis qu'un sot.
 
 
Figaro
 
 
Vous me prenez donc pour un écho ?
 
 
Bazile
 
 
Tandis qu'il n'est pas un chanteur que mon talent n'ait fait briller.
 
 
Figaro
 
 
Brailler.
 
 
Bazile
 
 
Il le répète !
 
 
Figaro
 
 
Et pourquoi non, si cela est vrai ? es-tu un prince, pour qu'on te flagorne ? souffre la vérité, coquin ! puisque tu n'as pas de quoi gratifier un menteur ; ou si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces ?
 
 
Bazile, à Marceline.
 
 
M'avez-vous promis, oui ou non, si dans quatre ans vous n'étiez pas pourvue, de me donner la préférence ?
 
 
Marceline
 
 
À quelle condition l'ai-je promis ?
 
 
Bazile
 
 
Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l'adopterais par complaisance.
 
 
Tous ensemble
 
 
Il est trouvé.
 
 
Bazile
 
 
Qu'à cela ne tienne !
 
 
Tous ensemble, montrant Figaro.
 
 
Et le voici.
 
 
Bazile, reculant de frayeur.
 
 
J'ai vu le diable !
 
 
Brid'oison, à Bazile.
 
 
Et vou-ous renoncez à sa chère mère !
 
 
Bazile
 
 
Qu'y aurait-il de plus fâcheux que d'être cru le père d'un garnement ?
 
 
Figaro
 
 
D'en être cru le fils ; tu te moques de moi !
 
 
Bazile, montrant Figaro.
 
 
Dès que monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n'y suis plus de rien.
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE XI
 
 
Les acteurs précédents, excepté Bazile.
 
 
Bartholo, riant.
 
 
Ha ! ha ! ha ! ha !
 
 
Figaro, sautant de joie.
 
 
Donc à la fin j'aurai ma femme !
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Moi, ma maîtresse. (Il se lève.)
 
 
Brid'oison, à Marceline.
 
 
Et tou-out le monde est satisfait.
 
 
Le Comte
 
 
Qu'on dresse les deux contrats ; j'y signerai.
 
 
Tous ensemble
 
 
Vivat ! (Ils sortent.)
 
 
Le Comte
 
 
J'ai besoin d'une heure de retraite.
 
 
(Il veut sortir avec les autres.)
 
 
SCÈNE XII
 
 
Grippe-Soleil, Figaro, Marceline, le Comte.
 
 
Grippe-Soleil, à Figaro.
 
 
Et moi, je vas aider à ranger le feu d'artifice sous les grands maronniers, comme on l'a dit.
 
 
Le Comterevient en courant.
 
 
Quel sot a donné un tel ordre ?
 
 
Figaro
 
 
Où est le mal ?
 
 
Le Comte, vivement.
 
 
Et la Comtesse qui est incommodée, d'où le verra-t-elle, l'artifice ? C'est sur la terrasse qu'il le faut, vis-à-vis son appartement.
 
 
Figaro
 
 
Tu l'entends, Grippe-Soleil ? la terrasse.
 
 
Le Comte
 
 
Sous les grands maronniers ! belle idée ! (En s'en allant, à part.) Ils allaient incendier mon rendez-vous !
 
 
SCÈNE XIII
 
 
Figaro, Marceline.
 
 
Figaro
 
 
Quel excès d'attention pour sa femme ! (Il veut sortir.)
 
 
Marcelinel'arrête.
 
 
Deux mots, mon fils. Je veux m'acquitter avec toi : un sentiment mal dirigé m'avait rendue injuste envers ta charmante femme : je la supposais d'accord avec le Comte, quoique j'eusse appris de Bazile qu'elle l'avait toujours rebuté.
 
 
Figaro
 
 
Vous connaissiez mal votre fils, de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puis défier la plus rusée de m'en faire accroire.
 
 
Marceline
 
 
Il est toujours heureux de le penser, mon fils ; la jalousie…
 
 
Figaro
 
 
…N'est qu'un sot enfant de l'orgueil, ou c'est la maladie d'un fou. Oh ! j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie… imperturbable ; et si Suzanne doit me tromper un jour, je lui pardonne d'avance ; elle aura longtemps travaillé… (Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d'autre.)
 
 
SCÈNE XIV
 
 
Figaro, Fanchette, Marceline.
 
 
Figaro
 
 
Eeeh… ma petite cousine qui nous écoute !
 
 
Fanchette
 
 
Oh ! pour ça, non : on dit que c'est malhonnête.
 
 
Figaro
 
 
Il est vrai ; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l'un pour l'autre.
 
 
Fanchette
 
 
Je regardais si quelqu'un était là.
 
 
Figaro
 
 
Déjà dissimulée, friponne ! Vous savez bien qu'il n'y peut être.
 
 
Fanchette
 
 
Et qui donc ?
 
 
Figaro
 
 
Chérubin.
 
 
Fanchette
 
 
Ce n'est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est ; c'est ma cousine Suzanne.
 
 
Figaro
 
 
Et que lui veut ma petite cousine ?
 
 
Fanchette
 
 
À vous, petit cousin, je le dirai. – C'est… ce n'est qu'une épingle que je veux lui remettre.
 
 
Figaro, vivement.
 
 
Une épingle ! une épingle !… et de quelle part, coquine ? à votre âge, vous faites déjà un mét… (Il se reprend, et dit d'un ton doux.) Vous faites déjà très bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette ; et ma jolie cousine est si obligeante…
 
 
Fanchette
 
 
À qui donc en a-t-il de se fâcher ? Je m'en vais.
 
 
Figaro, l'arrêtant.
 
 
Non, non, je badine ; tiens, ta petite épingle est celle que Monseigneur t'a dit de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu'il tenait ; tu vois que je suis au fait.
 
 
Fanchette
 
 
Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien ?
 
 
Figaro, cherchant.
 
 
C'est qu'il est assez gai de savoir comment Monseigneur s'y est pris pour t'en donner la commission.
 
 
Fanchette, naïvement.
 
 
Pas autrement que vous ne dites : « Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta belle cousine, et dis-lui seulement que c'est le cachet des grands maronniers. »
 
 
Figaro
 
 
« Des grands… » ?
 
 
Fanchette
 
 
« Maronniers. » Il est vrai qu'il a ajouté : « Prends garde que personne ne te voie. »
 
 
Figaro
 
 
Il faut obéir, ma cousine : heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votre commission ; et n'en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n'a ordonné.
 
 
Fanchette
 
 
Et pourquoi lui en dirais-je ? il me prend pour un enfant, mon cousin. (Elle sort en sautant.)
 
 
SCÈNE XV
 
 
Figaro, Marceline.
 
 
Figaro
 
 
Eh bien, ma mère ?
 
 
Marceline
 
 
Eh bien, mon fils ?
 
 
Figaro, comme étouffé.
 
 
Pour celui-ci !… il y a réellement des choses…
 
 
Marceline
 
 
« Il y a des choses » ! hé, qu'est-ce qu'il y a ?
 
 
Figaro, les mains sur la poitrine.
 
 
Ce que je viens d'entendre, ma mère, je l'ai là comme un plomb.
 
 
Marceline, riant.
 
 
Ce cœur plein d'assurance n'était donc qu'un ballon gonflé ? une épingle a tout fait partir !
 
 
Figaro, furieux.
 
 
Mais cette épingle, ma mère, est celle qu'il a ramassée !…
 
 
Marceline, rappelant ce qu'il a dit.
 
 
« La jalousie ! oh, j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie… imperturbable ; et si Suzanne m'attrape un jour, je le lui pardonne… »
 
 
Figaro, vivement.
 
 
Oh, ma mère ! on parle comme on sent : mettez le plus glacé des juges à plaider dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi ! – Je ne m'étonne plus s'il avait tant d'humeur sur ce feu ! – Pour la mignonne aux fines épingles, elle n'en est pas où elle le croit, ma mère, avec ses maronniers ! Si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche, il ne l'est pas assez pour que je n'en puisse épouser une autre, et l'abandonner…
 
 
Marceline
 
 
Bien conclu ! abîmons tout sur un soupçon. Qui t'a prouvé, dis-moi, que c'est toi qu'elle joue, et non le Comte ? L'as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel ? Sais-tu si elle se rendra sous les arbres, à quelle intention elle y va ? ce qu'elle y dira, ce qu'elle y fera ? Je te croyais plus fort en jugement.
 
 
Figaro, lui baisant la main avec respect.
 
 
Elle a raison, ma mère, elle a raison, raison, toujours raison ! Mais accordons, maman, quelque chose à la nature ; on en vaut mieux après. Examinons en effet, avant d'accuser et d'agir. Je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère.
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE XVI
 
 
Marceline, seule.
 
 
Adieu ; et moi aussi, je le sais. Après l'avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne ; ou plutôt avertissons-la ; elle est si jolie créature ! Ah ! quand l'intérêt personnel ne nous arme pas les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé, contre ce fier, ce terrible… (en riant.) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin.
 
 
(Elle sort.)
 
 
Fin du quatrième acte.