SCÈNE XVI
 
 
Le Comte, allant de côté et d'autre; Marceline, Bartholo, Figaro, Brid’oison.
 
 
Marcelines'assied.
 
 
Ah ! je respire.
 
 
Figaro
 
 
Et moi, j'étouffe.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Au moins je suis vengé, cela soulage.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Et ce Bazile qui devait s'opposer au mariage de Marceline ; voyez comme il revient ! – (Au Comte qui sort.) Monseigneur, vous nous quittez ?
 
 
Le Comte
 
 
Tout est jugé.
 
 
Figaro, à Brid'oison.
 
 
C'est ce gros enflé de conseiller…
 
 
Brid'oison
 
 
Moi, gro-os enflé !
 
 
Figaro
 
 
Sans doute. Et je ne l'épouserai pas : je suis gentilhomme une fois. (Le Comte s'arrête.)
 
 
Bartholo
 
 
Vous l'épouserez.
 
 
Figaro
 
 
Sans l'aveu de mes nobles parents ?
 
 
Bartholo
 
 
Nommez-les, montrez-les.
 
 
Figaro
 
 
Qu'on me donne un peu de temps : je suis bien près de les revoir ; il y a quinze ans que je les cherche.
 
 
Bartholo
 
 
Le fat ! c'est quelqu'enfant trouvé !
 
 
Figaro
 
 
Enfant perdu, docteur ; ou plutôt enfant volé.
 
 
Le Comterevient.
 
 
« Volé, perdu », la preuve ? il crierait qu'on lui fait injure !
 
 
Figaro
 
 
Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d'or trouvés sur moi par les brigands n'indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu'on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j'étais un fils précieux ; et cet hiéroglyphe à mon bras… (Il veut se dépouiller le bras droit.)
 
 
Marceline, se levant vivement.
 
 
Une spatule à ton bras droit ?
 
 
Figaro
 
 
D'où savez-vous que je dois l'avoir ?
 
 
Marceline
 
 
Dieux ! c'est lui !
 
 
Figaro
 
 
Oui, c'est moi.
 
 
Bartholo, à Marceline.
 
 
Et qui ? lui !
 
 
Marceline, vivement.
 
 
C'est Emmanuel.
 
 
Bartholo, à Figaro.
 
 
Tu fus enlevé par des bohémiens ?
 
 
Figaro, exalté.
 
 
Tout près d'un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux d'or n'arrêteront pas mes illustres parents.
 
 
Bartholo, montrant Marceline.
 
 
Voilà ta mère.
 
 
Figaro
 
 
…Nourrice ?
 
 
Bartholo
 
 
Ta propre mère.
 
 
Le Comte
 
 
Sa mère !
 
 
Figaro
 
 
Expliquez-vous.
 
 
Marceline, montrant Bartholo.
 
 
Voilà ton père.
 
 
Figaro, désolé.
 
 
Oh oh oh ! aïe de moi !
 
 
Marceline
 
 
Est-ce que la nature ne te l'a pas dit mille fois ?
 
 
Figaro
 
 
Jamais.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Sa mère !
 
 
Brid'oison
 
 
C'est clair, i-il ne l'épousera pas.
 
 
Ce qui suit, enfermé entre ces deux index, a été retranché par les Comédiens-Français aux représentations de Paris.Bartholo
 
 
Ni moi non plus.
 
 
Marceline
 
 
Ni vous ! et votre fils ? vous m'aviez juré…
 
 
Bartholo
 
 
J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde.
 
 
Brid'oison
 
 
E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne.
 
 
Bartholo
 
 
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
 
 
Marceline, s'échauffant par degrés.
 
 
Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! Je n'entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !
 
 
Figaro
 
 
Les plus coupables sont les moins généreux ! c'est la règle.
 
 
Marceline, vivement.
 
 
Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.
 
 
Figaro, en colère.
 
 
Ils font broder jusqu'aux soldats !
 
 
Marceline, exaltée.
 
 
Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !
 
 
Figaro
 
 
Elle a raison !
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Que trop raison !
 
 
Brid'oison
 
 
Elle a, mon-on Dieu, raison.
 
 
Marceline
 
 
Mais que nous sont, mon fils, les refus d'un homme injuste ? ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois, ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même ; elle t'acceptera, j'en réponds : vis entre une épouse, une mère tendres qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre, et bon pour tout le monde : il ne manquera rien à ta mère.
 
 
Figaro
 
 
Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot, en effet ! il y a des mille, mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s'en inquiète ! Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons… ←
 
 
Le Comte
 
 
Sot événement qui me dérange !
 
 
Brid'oison, à Figaro.
 
 
Et la noblesse et le château ? vous impo-osez à la justice ?
 
 
Figaro
 
 
Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice ! après que j'ai manqué, pour ces maudits cent écus, d'assommer vingt fois monsieur, qui se trouve aujourd'hui mon père ! Mais, puisque le Ciel à sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses… Et vous, ma mère, embrassez-moi… le plus maternellement que vous pourrez.
 
 
(Marceline lui saute au cou.)
 
 
SCÈNE XVII
 
 
Bartholo, Figaro, Marceline, Brid’oison, Suzanne, Antonio, le Comte.
 
 
Suzanne, accourant une bourse à la main.
 
 
Monseigneur, arrêtez ; qu'on ne les marie pas : je viens payer madame avec la dot que ma maîtresse me donne.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Au diable la maîtresse ! Il semble que tout conspire…
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE XVIII
 
 
Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.
 
 
Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.
 
 
Ah ! oui, payer ! Tiens, tiens.
 
 
Suzannese retourne.
 
 
J'en vois assez : sortons, mon oncle.
 
 
Figaro, l'arrêtant.
 
 
Non, s'il vous plaît. Que vois-tu donc ?
 
 
Suzanne
 
 
Ma bêtise et ta lâcheté.
 
 
Figaro
 
 
Pas plus de l'une que de l'autre.
 
 
Suzanne, en colère.
 
 
Et que tu l'épouses à gré, puisque tu la caresses.
 
 
Figaro, gaiement.
 
 
Je la caresse ; mais je ne l'épouse pas.
 
 
(Suzanne veut sortir, Figaro la retient.)
 
 
Suzannelui donne un soufflet.
 
 
Vous êtes bien insolent d'oser me retenir !
 
 
Figaro, à la compagnie.
 
 
C'est-il çà de l'amour ? Avant de nous quitter, je t'en supplie, envisage bien cette chère femme-là.
 
 
Suzanne
 
 
Je la regarde.
 
 
Figaro
 
 
Et tu la trouves ?
 
 
Suzanne
 
 
Affreuse.
 
 
Figaro
 
 
Et vive la jalousie ! elle ne vous marchande pas.
 
 
Marceline, les bras ouverts.
 
 
Embrasse ta mère, ma jolie Suzanette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.
 
 
Suzannecourt à elle.
 
 
Vous sa mère ! (Elles restent dans les bras l'une de l'autre.)
 
 
Antonio
 
 
C'est donc de tout à l'heure ?
 
 
Figaro
 
 
…Que je le sais.
 
 
Marceline, exaltée.
 
 
Non, mon cœur entraîné vers lui ne se trompait que de motif ; c'était le sang qui me parlait.
 
 
Figaro
 
 
Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d'instinct quand je vous refusais, car j'étais loin de vous haïr ; témoin l'argent…
 
 
Marcelinelui remet un papier.
 
 
Il est à toi : reprends ton billet, c'est ta dot.
 
 
Suzannelui jette la bourse.
 
 
Prends encore celle-ci.
 
 
Figaro
 
 
Grand merci.
 
 
Marceline, exaltée.
 
 
Fille assez malheureuse, j'allais devenir la plus misérable des femmes et je suis la plus fortunée des mères ! Embrassez-moi, mes deux enfants ; j'unis dans vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l'être, ah ! mes enfants, combien je vais aimer !
 
 
Figaro, attendri, avec vivacité.
 
 
Arrête donc, chère mère ! arrête donc ! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse ? elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité ! j'ai manqué d'en être honteux : je les sentais couler entre mes doigts, regarde ; (Il montre ses doigts écartés.) et je les retenais bêtement ! va te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même temps ; on ne sent pas deux fois ce que j'éprouve. (Il embrasse sa mère d'un côté, Suzanne de l'autre.)
 
 
(Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid'oison.)
 
 
Marceline
 
 
Ô mon ami !
 
 
Suzanne
 
 
Mon cher ami !
 
 
Brid'oison, s'essuyant les yeux d'un mouchoir.
 
 
Eh bien ! moi ! je suis donc bê-ête aussi !
 
 
Figaro, exalté.
 
 
Chagrin, c'est maintenant que je puis te défier : atteins-moi, si tu l'oses, entre ces deux femmes chéries.
 
 
Antonio, à Figaro.
 
 
Pas tant de cajoleries, s'il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parents va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main ?
 
 
Bartholo
 
 
Ma main ! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d'un tel drôle !
 
 
Antonio, à Bartholo.
 
 
Vous n'êtes donc qu'un père marâtre ? (À Figaro.) En ce cas, not' galant, plus de parole.
 
 
Suzanne
 
 
Ah ! mon oncle…
 
 
Antonio
 
 
Irai-je donner l'enfant de not' sœur à sti qui n'est l'enfant de personne ?
 
 
Brid'oison
 
 
Est-ce que cela-a se peut, imbécile ? on-on est toujours l'enfant de quelqu'un.
 
 
Antonio
 
 
Tarare !… il ne l'aura jamais. (Il sort.)
 
 
SCÈNE XIX
 
 
Bartholo, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.
 
 
Bartholo, à Figaro.
 
 
Et cherche à présent qui t'adopte. (Il veut sortir.)
 
 
Marceline, courant prendre Bartholo à bras le corps, le ramène.
 
 
Arrêtez, docteur, ne sortez pas.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Non, tous les sots d'Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage !
 
 
(Suzanne, Bartholo, Marceline, Figaro, Brid'oison.)
 
 
Suzanne, à Bartholo.
 
 
Bon petit papa, c'est votre fils.
 
 
Marceline, à Bartholo.
 
 
De l'esprit, des talents, de la figure.
 
 
Figaro, à Bartholo.
 
 
Et qui ne vous a pas coûté une obole.
 
 
Bartholo
 
 
Et les cent écus qu'il m'a pris ?
 
 
Marceline, le caressant.
 
 
Nous aurons tant de soin de vous, papa !
 
 
Suzanne, le caressant.
 
 
Nous vous aimerons tant, petit papa !
 
 
Bartholo, attendri.
 
 
Papa ! bon papa ! petit papa ! voilà que je suis plus bête encore que Monsieur, moi. (Montrant Brid'oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l'embrassent.) Oh ! non, je n'ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu'est donc devenu Monseigneur ?
 
 
Figaro
 
 
Courons le joindre ; arrachons-lui son dernier mot. S'il machinait quelqu'autre intrigue, il faudrait tout recommencer.
 
 
TOUS ENSEMBLE
 
 
Courons, courons.
 
 
(Ils entraînent Bartholo dehors.)
 
 
SCÈNE XX
 
 
Brid’oison, seul.
 
 
Plus bê-ête encore que Monsieur ! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais… I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (Il sort.)
 
 
Fin du troisième acte.