SCÈNE PREMIÈRE
 
 
Le Comte, Pédrille, en veste et botté, tenant un paquet cacheté.
 
 
Le Comte, vite.
 
 
M'as-tu bien entendu ?
 
 
Pédrille
 
 
Excellence, oui. (Il sort.)
 
 
SCÈNE II
 
 
Le Comte seul, criant.
 
 
Pédrille ?
 
 
SCÈNE III
 
 
Le Comte, Pédrille revient.
 
 
Pédrille
 
 
Excellence ?
 
 
Le Comte
 
 
On ne t'a pas vu ?
 
 
Pédrille
 
 
Âme qui vive.
 
 
Le Comte
 
 
Prenez le cheval barbe.
 
 
Pédrille
 
 
Il est à la grille du potager, tout sellé.
 
 
Le Comte
 
 
Ferme, d'un trait, jusqu'à Séville.
 
 
Pédrille
 
 
Il n'y a que trois lieues, elles sont bonnes.
 
 
Le Comte
 
 
En descendant, sachez si le page est arrivé.
 
 
Pédrille
 
 
Dans l'hôtel ?
 
 
Le Comte
 
 
Oui ; surtout depuis quel temps.
 
 
Pédrille
 
 
J'entends.
 
 
Le Comte
 
 
Remets-lui son brevet et reviens vite.
 
 
Pédrille
 
 
Et s'il n'y était pas ?
 
 
Le Comte
 
 
Revenez plus vite et m'en rendez compte. Allez.
 
 
SCÈNE IV
 
 
Le Comte seul, marche en rêvant.
 
 
J'ai fait une gaucherie en éloignant Bazile !… la colère n'est bonne à rien. – Ce billet remis par lui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse ; la camariste enfermée quand j'arrive ; la maîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie ; un homme qui saute par la fenêtre, et l'autre après qui avoue… ou qui prétend que c'est lui… Le fil m'échappe. Il y a là-dedans une obscurité… Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étoffe ? Mais la Comtesse ! si quelque insolent attentait… où m'égaré-je ? En vérité quand la tête se monte, l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ! – Elle s'amusait ; ces ris étouffés, cette joie mal éteinte ! – Elle se respecte, et mon honneur… où diable on l'a placé ! De l'autre part où suis-je ? cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret ?… Comme il n'est pas encore le sien… Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie ? j'ai voulu vingt fois y renoncer… Étrange effet de l'irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. – Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder adroitement, (Figaro paraît dans le fond ; il s'arrête.) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d'une manière détournée s'il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.
 
 
SCÈNE V
 
 
Le Comte, Figaro.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Nous y voilà.
 
 
Le Comte
 
 
…S'il en sait par elle un seul mot…
 
 
Figaro, à part.
 
 
Je m'en suis douté.
 
 
Le Comte
 
 
…je lui fais épouser la vieille.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Les amours de monsieur Bazile.
 
 
Le Comte
 
 
…Et voyons ce que nous ferons de la jeune.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Ah ! ma femme, s'il vous plaît.
 
 
Le Comtese retourne.
 
 
Hein ? quoi ? qu'est-ce que c'est ?
 
 
Figaros'avance.
 
 
Moi, qui me rends à vos ordres.
 
 
Le Comte
 
 
Et pourquoi ces mots ?
 
 
Figaro
 
 
Je n'ai rien dit.
 
 
Le Comterépète.
 
 
« Ma femme, s'il vous plaît ? »
 
 
Figaro
 
 
C'est… la fin d'une réponse que je faisais : « Allez le dire à ma femme, s'il vous plaît ».
 
 
Le Comtese promène.
 
 
« Sa femme » !… Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter Monsieur, quand je le fais appeler ?
 
 
Figaro, feignant d'assurer son habillement.
 
 
Je m'étais sali sur ces couches en tombant ; je me changeais.
 
 
Le Comte
 
 
Faut-il une heure ?
 
 
Figaro
 
 
Il faut le temps.
 
 
Le Comte
 
 
Les domestiques ici… sont plus longs à s'habiller que les maîtres !
 
 
Figaro
 
 
C'est qu'ils n'ont point de valets pour les y aider.
 
 
Le Comte
 
 
…Je n'ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant…
 
 
Figaro
 
 
Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant…
 
 
Le Comte
 
 
Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! vous entendez fort bien que ce n'est pas le danger qui m'inquiète, mais le motif.
 
 
Figaro
 
 
Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena ; vous cherchez un homme ; il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons ! je me trouve là par hasard ; qui sait dans votre emportement si…
 
 
Le Comte, interrompant.
 
 
Vous pouviez fuir par l'escalier.
 
 
Figaro
 
 
Et vous, me prendre au corridor.
 
 
Le Comte, en colère.
 
 
Au corridor ! (À part.) Je m'emporte, et nuis à ce que je veux savoir.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Voyons-le venir, et jouons serré.
 
 
Le Comte, radouci.
 
 
Ce n'est pas ce que je voulais dire, laissons cela. J'avais… oui, j'avais quelque envie de t'emmener à Londres, courrier de dépêches… mais toutes réflexions faites…
 
 
Figaro
 
 
Monseigneur a changé d'avis ?
 
 
Le Comte
 
 
Premièrement, tu ne sais pas l'anglais.
 
 
Figaro
 
 
Je sais God-dam.
 
 
Le Comte
 
 
Je n'entends pas.
 
 
Figaro
 
 
Je dis que je sais God-dam.
 
 
Le Comte
 
 
Eh bien ?
 
 
Figaro
 
 
Diable ! c'est une belle langue que l'anglais ; il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. – Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de bœuf salé sans pain. C'est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d'excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne…
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Il veut venir à Londres ; elle n'a pas parlé.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.
 
 
Le Comte
 
 
Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour ?
 
 
Figaro
 
 
Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.
 
 
Le Comte
 
 
Je la préviens sur tout et la comble de présents.
 
 
Figaro
 
 
Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ?
 
 
Le Comte
 
 
…Autrefois tu me disais tout.
 
 
Figaro
 
 
Et maintenant je ne vous cache rien.
 
 
Le Comte
 
 
Combien la Comtesse t'a-t-elle donné pour cette belle association ?
 
 
Figaro
 
 
Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, Monseigneur, n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet.
 
 
Le Comte
 
 
Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?
 
 
Figaro
 
 
C'est qu'on en voit partout quand on cherche des torts.
 
 
Le Comte
 
 
Une réputation détestable !
 
 
Figaro
 
 
Et si je vaux mieux qu'elle ? y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?
 
 
Le Comte
 
 
Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.
 
 
Figaro
 
 
Comment voulez-vous ? la foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé. Aussi c'est fait ; pour moi, j'y renonce.
 
 
Le Comte
 
 
À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.
 
 
Figaro
 
 
(À part.) À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m'a gratifié de la conciergerie du château ; c'est un fort joli sort ; à la vérité je ne serai pas le courtier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais en revanche, heureux avec ma femme au fond de l'Andalousie…
 
 
Le Comte
 
 
Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres ?
 
 
Figaro
 
 
Il faudrait la quitter si souvent que j'aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.
 
 
Le Comte
 
 
Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux.
 
 
Figaro
 
 
De l'esprit pour s'avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant ; et l'on arrive à tout.
 
 
Le Comte
 
 
…Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique.
 
 
Figaro
 
 
Je la sais.
 
 
Le Comte
 
 
Comme l'anglais, le fond de la langue !
 
 
Figaro
 
 
Oui, s'il y avait de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore, d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend, surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point ; s'enfermer pour tailler des plumes et paraître profond, quand on n'est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amolir des cachets ; intercepter des lettres ; et tâcher d'ennoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure !
 
 
Le Comte
 
 
Eh ! c'est l'intrigue que tu définis !
 
 
Figaro
 
 
La politique, l'intrigue, volontiers ; mais comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra. « J'aime mieux ma mie, ô gué », comme dit la chanson du bon roi.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Il veut rester. J'entends… Suzanne m'a trahi.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Je l'enfile et le paye en sa monnaie.
 
 
Le Comte
 
 
Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline ?
 
 
Figaro
 
 
Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes ?
 
 
Le Comte, raillant.
 
 
Au tribunal, le magistrat s'oublie et ne voit plus que l'ordonnance.
 
 
Figaro
 
 
Indulgente aux grands, dure aux petits…
 
 
Le Comte
 
 
Crois-tu donc que je plaisante ?
 
 
Figaro
 
 
Eh ! qui le sait, Monseigneur ? Tempo è galant'uomo, dit l'italien ; il dit toujours la vérité : c'est lui qui m'apprendra qui me veut du mal ou du bien.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Je vois qu'on lui a tout dit ; il épousera la duègne.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Il a joué au fin avec moi ; qu'a-t-il appris ?
 
 
SCÈNE VI
 
 
Le Comte, un Laquais, Figaro.
 
 
Le Laquais, annonçant.
 
 
Don Gusman Brid'oison.
 
 
Le Comte
 
 
Brid'oison ?
 
 
Figaro
 
 
Eh ! sans doute. C'est le juge ordinaire ; le lieutenant du siège ; votre prud'homme.
 
 
Le Comte
 
 
Qu'il attende.
 
 
(Le laquais sort.)
 
 
SCÈNE VII
 
 
Le Comte, Figaro.
 
 
Figaroreste un moment à regarder le Comte qui rêve.
 
 
…Est-ce-là ce que Monseigneur voulait ?
 
 
Le Comte, revenant à lui.
 
 
Moi ?… Je disais d'arranger ce salon pour l'audience publique.
 
 
Figaro
 
 
Eh, qu'est-ce qu'il manque ? le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud'hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde, et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs.
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE VIII
 
 
Le Comte, seul.
 
 
Le maraud m'embarrassait ! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe… Ah ! friponne et fripon ! vous vous entendez pour me jouer ! Soyez amis, soyez amants, soyez ce qu'il vous plaira, j'y consens ; mais, parbleu, pour époux…
 
 
SCÈNE IX
 
 
Suzanne, le Comte.
 
 
Suzanne, essoufflée.
 
 
Monseigneur… pardon, Monseigneur.
 
 
Le Comte, avec humeur.
 
 
Qu'est-ce qu'il y a, mademoiselle ?
 
 
Suzanne
 
 
Vous êtes en colère !
 
 
Le Comte
 
 
Vous voulez quelque chose apparemment ?
 
 
Suzanne, timidement.
 
 
C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. J'accourais vous prier de nous prêter votre flacon d'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant.
 
 
Le Comtele lui donne.
 
 
Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.
 
 
Suzanne
 
 
Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? c'est un mal de condition qu'on ne prend que dans les boudoirs.
 
 
Le Comte
 
 
Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur…
 
 
Suzanne
 
 
En payant Marceline avec la dot que vous m'avez promise…
 
 
Le Comte
 
 
Que je vous ai promise, moi ?
 
 
Suzanne, baissant les yeux.
 
 
Monseigneur, j'avais cru l'entendre.
 
 
Le Comte
 
 
Oui, si vous consentiez à m'entendre vous-même.
 
 
Suzanne, les yeux baissés.
 
 
Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter Son Excellence ?
 
 
Le Comte
 
 
Pourquoi donc, cruelle fille ! ne me l'avoir pas dit plutôt ?
 
 
Suzanne
 
 
Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ?
 
 
Le Comte
 
 
Tu te rendrais sur la brune au jardin ?
 
 
Suzanne
 
 
Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs ?
 
 
Le Comte
 
 
Tu m'as traité ce matin si durement !
 
 
Suzanne
 
 
Ce matin ? – et le page derrière le fauteuil ?
 
 
Le Comte
 
 
Elle a raison, je l'oubliais. Mais pourquoi ce refus obstiné, quand Bazile, de ma part ?…
 
 
Suzanne
 
 
Quelle nécessité qu'un Bazile ?…
 
 
Le Comte
 
 
Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n'ayez tout dit !
 
 
Suzanne
 
 
Dame ! oui, je lui dis tout – hors ce qu'il faut lui taire.
 
 
Le Comte, en riant.
 
 
Ah ! charmante ! Et tu me le promets ? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon cœur : point de rendez-vous, point de dot, point de mariage.
 
 
Suzanne, faisant la révérence.
 
 
Mais aussi, point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur.
 
 
Le Comte
 
 
Où prend-elle ce qu'elle dit ? d'honneur j'en rafollerai ! Mais ta maîtresse attend le flacon…
 
 
Suzanne, riant et rendant le flacon.
 
 
Aurais-je pu vous parler sans un prétexte ?
 
 
Le Comteveut l'embrasser.
 
 
Délicieuse créature !
 
 
Suzannes'échappe.
 
 
Voilà du monde.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Elle est à moi. (Il s'enfuit.)
 
 
Suzanne
 
 
Allons vite rendre compte à Madame.
 
 
SCÈNE X
 
 
Suzanne, Figaro.
 
 
Figaro
 
 
Suzanne, Suzanne ! où cours-tu donc si vite en quittant Monseigneur ?
 
 
Suzanne
 
 
Plaide à présent, si tu le veux ; tu viens de gagner ton procès. (Elle s'enfuit.)
 
 
Figarola suit.
 
 
Ah ! mais, dis donc…
 
 
SCÈNE XI
 
 
Le Comte rentre seul.
 
 
« Tu viens de gagner ton procès » ! – Je donnais là dans un bon piège ! Ô mes chers insolents ! je vous punirai de façon… Un bon arrêt, bien juste… mais s'il allait payer la duègne… avec quoi ?… s'il payait… Eeeeh ! n'ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce ? En caressant cette manie… pourquoi non ? dans le vaste champ de l'intrigue, il faut savoir tout cultiver, jusqu'à la vanité d'un sot. (Il appelle.) Anto… (Il voit entrer Marceline, etc.)
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE XII
 
 
Bartholo, Marceline, Brid’oison.
 
 
Marceline, à Brid'oison.
 
 
Monsieur, écoutez mon affaire.
 
 
Brid'oison, en robe, et bégayant un peu.
 
 
Eh bien ! pa-arlons-en verbalement.
 
 
Bartholo
 
 
C'est une promesse de mariage.
 
 
Marceline
 
 
Accompagnée d'un prêt d'argent.
 
 
Brid'oison
 
 
J'en-entends, et cætera, le reste.
 
 
Marceline
 
 
Non, monsieur, point d'et cætera.
 
 
Brid'oison
 
 
J'en-entends : vous avez la somme ?
 
 
Marceline
 
 
Non, monsieur, c'est moi qui l'ai prêtée.
 
 
Brid'oison
 
 
J'en-entends bien : vou-ous redemandez l'argent ?
 
 
Marceline
 
 
Non, monsieur ; je demande qu'il m'épouse.
 
 
Brid'oison
 
 
Eh, mais, j'en-entends fort bien ; et lui, veu-eut-il vous épouser ?
 
 
Marceline
 
 
Non, monsieur ; voilà tout le procès !
 
 
Brid'oison
 
 
Croyez-vous que je ne l'en-entende pas, le procès ?
 
 
Marceline
 
 
Non, monsieur. (À Bartholo.) Où sommes-nous ! (À Brid'oison.) Quoi ! c'est vous qui nous jugerez ?
 
 
Brid'oison
 
 
Est-ce que j'ai a-acheté ma charge pour autre chose ?
 
 
Marceline, en soupirant.
 
 
C'est un grand abus que de les vendre !
 
 
Brid'oison
 
 
Oui, l'on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous ?
 
 
SCÈNE XIII
 
 
Bartholo, Marceline, Brid’oison; Figaro rentre en se frottant les mains.
 
 
Marceline, montrant Figaro.
 
 
Monsieur, contre ce malhonnête homme.
 
 
Figaro, très gaiement, à Marceline.
 
 
Je vous gêne, peut-être. – Monseigneur revient dans l'instant, monsieur le conseiller.
 
 
Brid'oison
 
 
J'ai vu ce ga-arçon-là quelque part.
 
 
Figaro
 
 
Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, monsieur le conseiller.
 
 
Brid'oison
 
 
Dan-ans quel temps ?
 
 
Figaro
 
 
Un peu moins d'un an avant la naissance de monsieur votre fils, le cadet, qui est un bien joli enfant, je m'en vante.
 
 
Brid'oison
 
 
Oui, c'est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes ?
 
 
Figaro
 
 
Monsieur est bien bon. Ce n'est là qu'une misère.
 
 
Brid'oison
 
 
Une promesse de mariage ! A-ah ! le pauvre benêt !
 
 
Figaro
 
 
Monsieur…
 
 
Brid'oison
 
 
A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon ?
 
 
Figaro
 
 
N'est-ce pas Double-Main, le greffier ?
 
 
Brid'oison
 
 
Oui, c'est qu'il mange à deux râteliers.
 
 
Figaro
 
 
Manger ! je suis garant qu'il dévore. Oh que oui, je l'ai vu, pour l'extrait et pour le supplément d'extrait ; comme cela se pratique, au reste.
 
 
Brid'oison
 
 
On-on doit remplir les formes.
 
 
Figaro
 
 
Assurément, monsieur : si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux.
 
 
Brid'oison
 
 
Ce garçon-là n'è-est pas si niais que je l'avais cru d'abord. Eh bien, l'ami, puisque tu en sais tant, nou-ous aurons soin de ton affaire.
 
 
Figaro
 
 
Monsieur, je m'en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice.
 
 
Brid'oison
 
 
Hein ?… Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois et que tu-u ne payes pas ?…
 
 
Figaro
 
 
Alors Monsieur voit bien que c'est comme si je ne devais pas.
 
 
Brid'oison
 
 
San-ans doute. – Eh mais ! qu'est-ce donc qu'il dit ?
 
 
SCÈNE XIV
 
 
Bartholo, Marceline, le Comte, Brid’oison, Figaro, un Huissier.
 
 
L'Huissier, précédant le Comte, crie.
 
 
Monseigneur, messieurs.
 
 
Le Comte
 
 
En robe ici, seigneur Brid'oison ! ce n'est qu'une affaire domestique : l'habit de ville était trop bon.
 
 
Brid'oison
 
 
C'è-est vous qui l'êtes, Monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle ; parce que la forme, voyez-vous, la forme ! Tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La forme, la-a forme !
 
 
Le Comte, à l'huissier.
 
 
Faites entrer l'audience.
 
 
L'Huissierva ouvrir en glapissant.
 
 
L'audience !
 
 
SCÈNE XV
 
 
Les acteurs précedents, Antonio, les valets du château, les paysans et paysannes en habits de fête; le Comte s'assied sur le grand fauteuil, Brid’oison sur une chaise à côté; le Greffier sur le tabouret derrière sa table; les juges, les advocats sur les banquettes; Marceline à côté de Bartholo; Figaro sur l'autre banquette; les paysans et valets debout derrière.
 
 
Brid'oison, à Double-Main.
 
 
Double-Main, a-appelez les causes.
 
 
Double-Mainlit un papier.
 
 
Noble, très noble, infiniment noble, Dom Pedro George, Hidalgo, baron de Los Altos, y Montes Fieros, y otros montes ; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d'une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l'autre.
 
 
Le Comte
 
 
Ils ont raison tous deux. Hors de Cour. S'ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu'il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète son talent.
 
 
Double-Mainlit un autre papier.
 
 
André Petrutchio, laboureur ; contre le receveur de la province. Il s'agit d'un forcement arbitraire.
 
 
Le Comte
 
 
L'affaire n'est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les protégeant près du Roi. Passez.
 
 
Double-Mainen prend un troisième.
 
 
(Bartholo et Figaro se lèvent.)
 
 
Barbe-Agar-Raab-Magdelène-Nicole-Marceline de Verte-Allure, fille majeure ; (Marceline se lève et salue.) contre Figaro… nom de baptême en blanc ?
 
 
Figaro
 
 
Anonyme.
 
 
Brid'oison
 
 
A-anonyme ! Què-el patron est-ce-là ?
 
 
Figaro
 
 
C'est le mien.
 
 
Double-Mainécrit.
 
 
Contre anonyme Figaro. Qualités ?
 
 
Figaro
 
 
Gentilhomme.
 
 
Le Comte
 
 
Vous êtes gentilhomme ? (Le greffier écrit.)
 
 
Figaro
 
 
Si le Ciel l'eût voulu, je serais fils d'un prince.
 
 
Le Comte, au greffier.
 
 
Allez.
 
 
L'Huissier, glapissant.
 
 
Silence, messieurs.
 
 
Double-Mainlit.
 
 
…Pour cause d'opposition faite au mariage dudit Figaro, par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même ; si la Cour le permet, contre le vœu de l'usage, et la jurisprudence du siège.
 
 
Figaro
 
 
L'usage, maître Double-Main, est souvent un abus ; le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats qui, suant à froid, criant à tue tête, et connaissant tout, hors le fait, s'embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d'ennuyer l'auditoire, et d'endormir Messieurs ; plus boursoufflés après que s'ils eussent composé l'Oratio pro Murena ; moi je dirai le fait en peu de mots. Messieurs…
 
 
Double-Main
 
 
En voilà beaucoup d'inutiles, car vous n'êtes pas demandeur et n'avez que la défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse.
 
 
Figaro
 
 
Oui, promesse !
 
 
Bartholo, mettant ses lunettes.
 
 
Elle est précise.
 
 
Brid'oison
 
 
I-il faut la voir.
 
 
Double-Main
 
 
Silence donc, messieurs.
 
 
L'Huissier, glapissant.
 
 
Silence.
 
 
Barthololit.
 
 
« Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc., Marceline de Verte-Allure, dans le château d'Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées ; laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château, et je l'épouserai, par forme de reconnaissance, etc. » Signé Figaro, tout court. Mes conclusions sont au payement du billet, et à l'exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la Cour ! et depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris…
 
 
Le Comte, interrompant.
 
 
Avant d'aller plus loin, avocat… convient-on de la validité du titre ?
 
 
Brid'oison, à Figaro.
 
 
Qu'oppo… qu'oppo-osez-vous à cette lecture ?
 
 
Figaro
 
 
Qu'il y a, messieurs, malice, erreur, ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce ; car il n'est pas dit dans l'écrit : « laquelle somme je lui rendrai et je l'épouserai » ; mais : « laquelle somme je lui rendrai ou je l'épouserai » ; ce qui est bien différent.
 
 
Le Comte
 
 
Y a-t-il et dans l'acte, ou bien ou ?
 
 
Bartholo
 
 
Il y a et.
 
 
Figaro
 
 
Il y a ou.
 
 
Brid'oison
 
 
Dou-ouble-Main, lisez vous-même.
 
 
Double-Main, prenant le papier.
 
 
Et c'est le plus sûr ; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) « E, e, e, damoiselle e, e, e, de Verte-allure e, e, e… Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château… etouetou… » Le mot est si mal écrit… il y a un pâté.
 
 
Brid'oison
 
 
Un pâ-âté ? je sais ce que c'est.
 
 
Bartholo, plaidant.
 
 
Je soutiens, moi, que c'est la conjonction copulative et qui lie les membres corrélatifs de la phrase : je paierai la demoiselle et je l'épouserai.
 
 
Figaro, plaidant.
 
 
Je soutiens, moi, que c'est la conjonction alternative ou qui sépare lesdits membres ; je payerai la donzelle ou je l'épouserai : à pédant, pédant et demi ; qu'il s'avise de parler latin, j'y suis grec ; je l'extermine.
 
 
Le Comte
 
 
Comment juger pareille question ?
 
 
Bartholo
 
 
Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu'il y ait ou.
 
 
Figaro
 
 
J'en demande acte.
 
 
Bartholo
 
 
Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable : examinons le titre en ce sens. (Il lit.) « Laquelle somme je lui rendrai dans ce château je l'épouserai ». C'est ainsi qu'on dirait, messieurs : « vous vous ferez saigner dans ce lit vous resterez chaudement », c'est « dans lequel ».
 
 
« Il prendra deux gros de rhubarbe vous mêlerez un peu de tamarin » ; dans lesquels on mêlera. Ainsi « château je l'épouserai », messieurs, c'est « château dans lequel »…
 
 
Figaro
 
 
Point du tout : la phrase est dans le sens de celle-ci : « ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin ; ou bien le médecin » ; c'est incontestable. Autre exemple : « ou vous n'écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront ; ou bien les sots » ; le sens est clair ; car, audit cas, « sots ou méchants » sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j'aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule ; ou je l'épouserai…
 
 
Bartholo, vite.
 
 
Sans virgule.
 
 
Figaro, vîte.
 
 
Elle y est. C'est virgule, messieurs, ou bien je l'épouserai.
 
 
Bartholo, regardant le papier; vite.
 
 
Sans virgule, messieurs.
 
 
Figaro, vite.
 
 
Elle y était, messieurs. D'ailleurs, l'homme qui épouse est-il tenu de rembourser ?
 
 
Bartholo, vite.
 
 
Oui ; nous nous marions séparés de biens.
 
 
Figaro, vite.
 
 
Et nous de corps, dès que mariage n'est pas quittance. (Les juges se lèvent et opinent tout bas.)
 
 
Bartholo
 
 
Plaisant acquittement !
 
 
Double-Main
 
 
Silence, messieurs.
 
 
L'Huissier, glapissant.
 
 
Silence.
 
 
Bartholo
 
 
Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes !
 
 
Figaro
 
 
Est-ce votre faute, avocat, que vous plaidez ?
 
 
Bartholo
 
 
Je défends cette demoiselle.
 
 
Figaro
 
 
Continuez à déraisonner ; mais cessez d'injurier. Lorsque, craignant l'emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu'on appelât des tiers, ils n'ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C'est dégrader le plus noble institut. (Les juges continuent d'opiner bas.)
 
 
Antonio, à Marceline, montrant les juges.
 
 
Qu'ont-ils tant à balbucifier ?
 
 
Marceline
 
 
On a corrompu le grand juge, il corrompt l'autre, et je perds mon procès.
 
 
Bartholo, bas, d'un ton sombre.
 
 
J'en ai peur.
 
 
Figaro, gaiement.
 
 
Courage, Marceline.
 
 
Double-Mainse lève; à Marceline.
 
 
Ah, c'est trop fort ! je vous dénonce ; et pour l'honneur du tribunal, je demande qu'avant faire droit sur l'autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.
 
 
Le Comtes'assied.
 
 
Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle : un juge espagnol n'aura point à rougir d'un excès digne au plus des tribunaux asiatiques : c'est assez des autres abus ! J'en vais corriger un second en vous motivant mon arrêt : tout juge qui s'y refuse est un grand ennemi des lois ! Que peut requérir la demanderesse ? mariage à défaut de paiement ; les deux ensemble impliqueraient.
 
 
Double-Main
 
 
Silence, messieurs !
 
 
L'Huissier, glapissant.
 
 
Silence !
 
 
Le Comte
 
 
Que nous répond le défendeur ? qu'il veut garder sa personne ; à lui permis.
 
 
Figaro, avec joie.
 
 
J'ai gagné.
 
 
Le Comte
 
 
Mais comme le texte dit : « laquelle femme je payerai à la première réquisition, ou bien j'épouserai, etc. », la Cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l'épouser dans le jour. (Il se lève.)
 
 
Figaro, stupéfait.
 
 
J'ai perdu.
 
 
Antonio, avec joie.
 
 
Superbe arrêt.
 
 
Figaro
 
 
En quoi superbe ?
 
 
Antonio
 
 
En ce que tu n'es plus mon neveu. Grand merci, Monseigneur.
 
 
L'Huissier, glapissant.
 
 
Passez, messieurs. (Le peuple sort.)
 
 
Antonio
 
 
Je m'en vas tout conter à ma nièce. (Il sort.)
 
 
SCÈNE XVI
 
 
Le Comte, allant de côté et d'autre; Marceline, Bartholo, Figaro, Brid’oison.
 
 
Marcelines'assied.
 
 
Ah ! je respire.
 
 
Figaro
 
 
Et moi, j'étouffe.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Au moins je suis vengé, cela soulage.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Et ce Bazile qui devait s'opposer au mariage de Marceline ; voyez comme il revient ! – (Au Comte qui sort.) Monseigneur, vous nous quittez ?
 
 
Le Comte
 
 
Tout est jugé.
 
 
Figaro, à Brid'oison.
 
 
C'est ce gros enflé de conseiller…
 
 
Brid'oison
 
 
Moi, gro-os enflé !
 
 
Figaro
 
 
Sans doute. Et je ne l'épouserai pas : je suis gentilhomme une fois. (Le Comte s'arrête.)
 
 
Bartholo
 
 
Vous l'épouserez.
 
 
Figaro
 
 
Sans l'aveu de mes nobles parents ?
 
 
Bartholo
 
 
Nommez-les, montrez-les.
 
 
Figaro
 
 
Qu'on me donne un peu de temps : je suis bien près de les revoir ; il y a quinze ans que je les cherche.
 
 
Bartholo
 
 
Le fat ! c'est quelqu'enfant trouvé !
 
 
Figaro
 
 
Enfant perdu, docteur ; ou plutôt enfant volé.
 
 
Le Comterevient.
 
 
« Volé, perdu », la preuve ? il crierait qu'on lui fait injure !
 
 
Figaro
 
 
Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d'or trouvés sur moi par les brigands n'indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu'on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j'étais un fils précieux ; et cet hiéroglyphe à mon bras… (Il veut se dépouiller le bras droit.)
 
 
Marceline, se levant vivement.
 
 
Une spatule à ton bras droit ?
 
 
Figaro
 
 
D'où savez-vous que je dois l'avoir ?
 
 
Marceline
 
 
Dieux ! c'est lui !
 
 
Figaro
 
 
Oui, c'est moi.
 
 
Bartholo, à Marceline.
 
 
Et qui ? lui !
 
 
Marceline, vivement.
 
 
C'est Emmanuel.
 
 
Bartholo, à Figaro.
 
 
Tu fus enlevé par des bohémiens ?
 
 
Figaro, exalté.
 
 
Tout près d'un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux d'or n'arrêteront pas mes illustres parents.
 
 
Bartholo, montrant Marceline.
 
 
Voilà ta mère.
 
 
Figaro
 
 
…Nourrice ?
 
 
Bartholo
 
 
Ta propre mère.
 
 
Le Comte
 
 
Sa mère !
 
 
Figaro
 
 
Expliquez-vous.
 
 
Marceline, montrant Bartholo.
 
 
Voilà ton père.
 
 
Figaro, désolé.
 
 
Oh oh oh ! aïe de moi !
 
 
Marceline
 
 
Est-ce que la nature ne te l'a pas dit mille fois ?
 
 
Figaro
 
 
Jamais.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Sa mère !
 
 
Brid'oison
 
 
C'est clair, i-il ne l'épousera pas.
 
 
Ce qui suit, enfermé entre ces deux index, a été retranché par les Comédiens-Français aux représentations de Paris.Bartholo
 
 
Ni moi non plus.
 
 
Marceline
 
 
Ni vous ! et votre fils ? vous m'aviez juré…
 
 
Bartholo
 
 
J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde.
 
 
Brid'oison
 
 
E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne.
 
 
Bartholo
 
 
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
 
 
Marceline, s'échauffant par degrés.
 
 
Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! Je n'entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !
 
 
Figaro
 
 
Les plus coupables sont les moins généreux ! c'est la règle.
 
 
Marceline, vivement.
 
 
Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.
 
 
Figaro, en colère.
 
 
Ils font broder jusqu'aux soldats !
 
 
Marceline, exaltée.
 
 
Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !
 
 
Figaro
 
 
Elle a raison !
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Que trop raison !
 
 
Brid'oison
 
 
Elle a, mon-on Dieu, raison.
 
 
Marceline
 
 
Mais que nous sont, mon fils, les refus d'un homme injuste ? ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois, ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même ; elle t'acceptera, j'en réponds : vis entre une épouse, une mère tendres qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre, et bon pour tout le monde : il ne manquera rien à ta mère.
 
 
Figaro
 
 
Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot, en effet ! il y a des mille, mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s'en inquiète ! Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons… ←
 
 
Le Comte
 
 
Sot événement qui me dérange !
 
 
Brid'oison, à Figaro.
 
 
Et la noblesse et le château ? vous impo-osez à la justice ?
 
 
Figaro
 
 
Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice ! après que j'ai manqué, pour ces maudits cent écus, d'assommer vingt fois monsieur, qui se trouve aujourd'hui mon père ! Mais, puisque le Ciel à sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses… Et vous, ma mère, embrassez-moi… le plus maternellement que vous pourrez.
 
 
(Marceline lui saute au cou.)
 
 
SCÈNE XVII
 
 
Bartholo, Figaro, Marceline, Brid’oison, Suzanne, Antonio, le Comte.
 
 
Suzanne, accourant une bourse à la main.
 
 
Monseigneur, arrêtez ; qu'on ne les marie pas : je viens payer madame avec la dot que ma maîtresse me donne.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Au diable la maîtresse ! Il semble que tout conspire…
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE XVIII
 
 
Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.
 
 
Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.
 
 
Ah ! oui, payer ! Tiens, tiens.
 
 
Suzannese retourne.
 
 
J'en vois assez : sortons, mon oncle.
 
 
Figaro, l'arrêtant.
 
 
Non, s'il vous plaît. Que vois-tu donc ?
 
 
Suzanne
 
 
Ma bêtise et ta lâcheté.
 
 
Figaro
 
 
Pas plus de l'une que de l'autre.
 
 
Suzanne, en colère.
 
 
Et que tu l'épouses à gré, puisque tu la caresses.
 
 
Figaro, gaiement.
 
 
Je la caresse ; mais je ne l'épouse pas.
 
 
(Suzanne veut sortir, Figaro la retient.)
 
 
Suzannelui donne un soufflet.
 
 
Vous êtes bien insolent d'oser me retenir !
 
 
Figaro, à la compagnie.
 
 
C'est-il çà de l'amour ? Avant de nous quitter, je t'en supplie, envisage bien cette chère femme-là.
 
 
Suzanne
 
 
Je la regarde.
 
 
Figaro
 
 
Et tu la trouves ?
 
 
Suzanne
 
 
Affreuse.
 
 
Figaro
 
 
Et vive la jalousie ! elle ne vous marchande pas.
 
 
Marceline, les bras ouverts.
 
 
Embrasse ta mère, ma jolie Suzanette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.
 
 
Suzannecourt à elle.
 
 
Vous sa mère ! (Elles restent dans les bras l'une de l'autre.)
 
 
Antonio
 
 
C'est donc de tout à l'heure ?
 
 
Figaro
 
 
…Que je le sais.
 
 
Marceline, exaltée.
 
 
Non, mon cœur entraîné vers lui ne se trompait que de motif ; c'était le sang qui me parlait.
 
 
Figaro
 
 
Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d'instinct quand je vous refusais, car j'étais loin de vous haïr ; témoin l'argent…
 
 
Marcelinelui remet un papier.
 
 
Il est à toi : reprends ton billet, c'est ta dot.
 
 
Suzannelui jette la bourse.
 
 
Prends encore celle-ci.
 
 
Figaro
 
 
Grand merci.
 
 
Marceline, exaltée.
 
 
Fille assez malheureuse, j'allais devenir la plus misérable des femmes et je suis la plus fortunée des mères ! Embrassez-moi, mes deux enfants ; j'unis dans vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l'être, ah ! mes enfants, combien je vais aimer !
 
 
Figaro, attendri, avec vivacité.
 
 
Arrête donc, chère mère ! arrête donc ! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse ? elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité ! j'ai manqué d'en être honteux : je les sentais couler entre mes doigts, regarde ; (Il montre ses doigts écartés.) et je les retenais bêtement ! va te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même temps ; on ne sent pas deux fois ce que j'éprouve. (Il embrasse sa mère d'un côté, Suzanne de l'autre.)
 
 
(Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid'oison.)
 
 
Marceline
 
 
Ô mon ami !
 
 
Suzanne
 
 
Mon cher ami !
 
 
Brid'oison, s'essuyant les yeux d'un mouchoir.
 
 
Eh bien ! moi ! je suis donc bê-ête aussi !
 
 
Figaro, exalté.
 
 
Chagrin, c'est maintenant que je puis te défier : atteins-moi, si tu l'oses, entre ces deux femmes chéries.
 
 
Antonio, à Figaro.
 
 
Pas tant de cajoleries, s'il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parents va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main ?
 
 
Bartholo
 
 
Ma main ! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d'un tel drôle !
 
 
Antonio, à Bartholo.
 
 
Vous n'êtes donc qu'un père marâtre ? (À Figaro.) En ce cas, not' galant, plus de parole.
 
 
Suzanne
 
 
Ah ! mon oncle…
 
 
Antonio
 
 
Irai-je donner l'enfant de not' sœur à sti qui n'est l'enfant de personne ?
 
 
Brid'oison
 
 
Est-ce que cela-a se peut, imbécile ? on-on est toujours l'enfant de quelqu'un.
 
 
Antonio
 
 
Tarare !… il ne l'aura jamais. (Il sort.)
 
 
SCÈNE XIX
 
 
Bartholo, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.
 
 
Bartholo, à Figaro.
 
 
Et cherche à présent qui t'adopte. (Il veut sortir.)
 
 
Marceline, courant prendre Bartholo à bras le corps, le ramène.
 
 
Arrêtez, docteur, ne sortez pas.
 
 
Figaro, à part.
 
 
Non, tous les sots d'Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage !
 
 
(Suzanne, Bartholo, Marceline, Figaro, Brid'oison.)
 
 
Suzanne, à Bartholo.
 
 
Bon petit papa, c'est votre fils.
 
 
Marceline, à Bartholo.
 
 
De l'esprit, des talents, de la figure.
 
 
Figaro, à Bartholo.
 
 
Et qui ne vous a pas coûté une obole.
 
 
Bartholo
 
 
Et les cent écus qu'il m'a pris ?
 
 
Marceline, le caressant.
 
 
Nous aurons tant de soin de vous, papa !
 
 
Suzanne, le caressant.
 
 
Nous vous aimerons tant, petit papa !
 
 
Bartholo, attendri.
 
 
Papa ! bon papa ! petit papa ! voilà que je suis plus bête encore que Monsieur, moi. (Montrant Brid'oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l'embrassent.) Oh ! non, je n'ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu'est donc devenu Monseigneur ?
 
 
Figaro
 
 
Courons le joindre ; arrachons-lui son dernier mot. S'il machinait quelqu'autre intrigue, il faudrait tout recommencer.
 
 
TOUS ENSEMBLE
 
 
Courons, courons.
 
 
(Ils entraînent Bartholo dehors.)
 
 
SCÈNE XX
 
 
Brid’oison, seul.
 
 
Plus bê-ête encore que Monsieur ! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais… I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (Il sort.)
 
 
Fin du troisième acte.