SCÈNE PREMIÈRE
 
 
Suzanne, la Comtesse entrent par la porte à droite.
 
 
La Comtessese jette dans une bergère.
 
 
Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout, dans le plus grand détail.
 
 
Suzanne
 
 
Je n'ai rien caché à Madame.
 
 
La Comtesse
 
 
Quoi, Suzon, il voulait te séduire ?
 
 
Suzanne
 
 
Oh ! que non ! Monseigneur n'y met pas tant de façons avec sa servante : il voulait m'acheter.
 
 
La Comtesse
 
 
Et le petit page était présent ?
 
 
Suzanne
 
 
C'est-à-dire, caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce.
 
 
La Comtesse
 
 
Eh, pourquoi ne pas s'adresser à moi-même ? est-ce que je l'aurais refusé, Suzon ?
 
 
Suzanne
 
 
C'est ce que j'ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter Madame ! « Ah ! Suzon, qu'elle est noble et belle ! mais qu'elle est imposante ! »
 
 
La Comtesse
 
 
Est-ce que j'ai cet air-là, Suzon ? moi qui l'ai toujours protégé.
 
 
Suzanne
 
 
Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais, il s'est jeté dessus…
 
 
La Comtesse, souriant.
 
 
Mon ruban ?… quelle enfance !
 
 
Suzanne
 
 
J'ai voulu le lui ôter ; madame, c'était un lion ; ses yeux brillaient… « Tu ne l'auras qu'avec ma vie », disait-il, en forçant sa petite voix douce et grêle.
 
 
La Comtesse, rêvant.
 
 
Eh bien, Suzon ?
 
 
Suzanne
 
 
Eh bien, madame, est-ce qu'on peut faire finir ce petit démon-là ? ma marraine par-ci ; je voudrais bien par l'autre ; et parce qu'il n'oserait seulement baiser la robe de Madame, il voudrait toujours m'embrasser, moi.
 
 
La Comtesse, rêvant.
 
 
Laissons… laissons ces folies… Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire… ?
 
 
Suzanne
 
 
Que si je ne voulais pas l'entendre, il allait protéger Marceline.
 
 
La Comtessese lève et se promène, en se servant fortement de l'éventail.
 
 
Il ne m'aime plus du tout.
 
 
Suzanne
 
 
Pourquoi tant de jalousie ?
 
 
La Comtesse
 
 
Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah ! je l'ai trop aimé ! je l'ai lassé de mes tendresses, et fatigué de mon amour ; voilà mon seul tort avec lui. Mais je n'entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous aider : viendra-t-il ?
 
 
Suzanne
 
 
Dès qu'il verra partir la chasse.
 
 
La Comtesse, se servant de l'éventail.
 
 
Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici !…
 
 
Suzanne
 
 
C'est que Madame parle et marche avec action. (Elle va ouvrir la croisée du fond.)
 
 
La Comtesse, rêvant longtemps.
 
 
Sans cette constance à me fuir… Les hommes sont bien coupables !
 
 
Suzannecrie de la fenêtre.
 
 
Ah ! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers.
 
 
La Comtesse
 
 
Nous avons du temps devant nous. (Elle s'assied.) On frappe, Suzon ?
 
 
Suzannecourt ouvrir en chantant.
 
 
Ah ! c'est mon Figaro ! ah ! c'est mon Figaro !
 
 
SCÈNE II
 
 
Figaro, Suzanne, la Comtesse assise.
 
 
Suzanne
 
 
Mon cher ami ! viens donc. Madame est dans une impatience !…
 
 
Figaro
 
 
Et toi, ma petite Suzanne ? – Madame n'en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s'agit-il ? d'une misère. Monsieur le comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse ; et c'est bien naturel.
 
 
Suzanne
 
 
Naturel ?
 
 
Figaro
 
 
Puis il m'a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d'ambassade. Il n'y a pas là d'étourderie.
 
 
Suzanne
 
 
Tu finiras ?
 
 
Figaro
 
 
Et parce que Suzanne, ma fiancée, n'accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline ; quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs ; c'est ce que chacun fait ; ce que nous allons faire nous-mêmes. Eh bien ! voilà tout pourtant.
 
 
La Comtesse
 
 
Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ?
 
 
Figaro
 
 
Qui dit cela, madame ?
 
 
Suzanne
 
 
Au lieu de t'affliger de nos chagrins…
 
 
Figaro
 
 
N'est-ce pas assez que je m'en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d'abord son ardeur de nos possessions, en l'inquiétant sur les siennes.
 
 
La Comtesse
 
 
C'est bien dit ; mais comment ?
 
 
Figaro
 
 
C'est déjà fait, madame ; un faux avis donné sur vous…
 
 
La Comtesse
 
 
Sur moi ? la tête vous tourne !
 
 
Figaro
 
 
Oh ! c'est à lui qu'elle doit tourner.
 
 
La Comtesse
 
 
Un homme aussi jaloux !…
 
 
Figaro
 
 
Tant mieux : pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu'un peu leur fouetter le sang ; c'est ce que les femmes entendent si bien ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d'intrigue on les mène où l'on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu'un galant doit chercher à vous voir aujourd'hui pendant le bal.
 
 
La Comtesse
 
 
Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d'une femme d'honneur !
 
 
Figaro
 
 
Il y en a peu, madame, avec qui je l'eusse osé, crainte de rencontrer juste.
 
 
La Comtesse
 
 
Il faudra que je l'en remercie !
 
 
Figaro
 
 
Mais dites-moi s'il n'est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu'il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu'il destinait à se complaire avec la nôtre ? Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? dans son trouble d'esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n'en peut mais. L'heure du mariage arrive en poste ; il n'aura pas pris de parti contre ; et jamais il n'osera s'y opposer devant Madame.
 
 
Suzanne
 
 
Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle.
 
 
Figaro
 
 
Brrrr. Cela m'inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à Monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin.
 
 
Suzanne
 
 
Tu comptes sur celui-là ?
 
 
Figaro
 
 
Ô dame ! écoutez donc ; les gens qui ne veulent rien faire de rien, n'avancent rien et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.
 
 
Suzanne
 
 
Il est joli !
 
 
La Comtesse
 
 
Comme son idée : vous consentiriez qu'elle s'y rendît ?
 
 
Figaro
 
 
Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu'un : surpris par nous au rendez-vous, le Comte pourra-t-il s'en dédire ?
 
 
Suzanne
 
 
À qui mes habits ?
 
 
Figaro
 
 
Chérubin.
 
 
La Comtesse
 
 
Il est parti.
 
 
Figaro
 
 
Non pas pour moi : veut-on me laisser faire ?
 
 
Suzanne
 
 
On peut s'en fier à lui pour mener une intrigue.
 
 
Figaro
 
 
Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J'étais né pour être courtisan.
 
 
Suzanne
 
 
On dit que c'est un métier si difficile !
 
 
Figaro
 
 
Recevoir, prendre, et demander : voilà le secret en trois mots.
 
 
La Comtesse
 
 
Il a tant d'assurance qu'il finit par m'en inspirer.
 
 
Figaro
 
 
C'est mon dessein.
 
 
Suzanne
 
 
Tu disais donc ?
 
 
Figaro
 
 
Que pendant l'absence de Monseigneur je vais vous envoyer le Chérubin : coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l'endoctrine ; et puis dansez, Monseigneur.
 
 
(Il sort.)
 
 
SCÈNE III
 
 
Suzanne, la Comtesse assise.
 
 
La Comtesse, tenant sa boîte à mouches.
 
 
Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite !… ce jeune homme qui va venir !
 
 
Suzanne
 
 
Madame ne veut donc pas qu'il en réchappe ?
 
 
La Comtesserêve devant sa petite glace.
 
 
Moi ?… tu verras comme je vais le gronder.
 
 
Suzanne
 
 
Faisons-lui chanter sa romance. (Elle la met sur la Comtesse.)
 
 
La Comtesse
 
 
Mais c'est qu'en vérité, mes cheveux sont dans un désordre…
 
 
Suzanne, riant.
 
 
Je n'ai qu'à reprendre ces deux boucles, Madame le grondera bien mieux.
 
 
La Comtesse, revenant à elle.
 
 
Qu'est-ce que vous dites donc, mademoiselle ?
 
 
SCÈNE IV
 
 
Chérubin, l'air honteux; Suzanne, la Comtesse assise.
 
 
Suzanne
 
 
Entrez, monsieur l'officier ; on est visible.
 
 
Chérubinavance en tremblant.
 
 
Ah, que ce nom m'afflige, madame ! il m'apprend qu'il faut quitter des lieux… une marraine si… bonne !…
 
 
Suzanne
 
 
Et si belle !
 
 
Chérubin, avec un soupir.
 
 
Ah ! oui.
 
 
Suzannele contrefait.
 
 
« Ah ! oui. » Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à Madame.
 
 
La Comtessela déplie.
 
 
De qui… dit-on qu'elle est ?
 
 
Suzanne
 
 
Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues ?
 
 
Chérubin
 
 
Est-ce qu'il est défendu… de chérir…
 
 
Suzannelui met le poing sous le nez.
 
 
Je dirai tout, vaurien !
 
 
La Comtesse
 
 
Là… chante-t-il ?
 
 
Chérubin
 
 
Ô madame, je suis si tremblant !…
 
 
Suzanne, en riant.
 
 
Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian ; dès que Madame le veut, modeste auteur ! Je vais l'accompagner.
 
 
La Comtesse
 
 
Prends ma guitare.
 
 
(La Comtesse, assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d'après Van Loo, appelée La Conversation espagnole.)
 
 
(Chérubin, la Comtesse, Suzanne.)
 
 
Romance
 
 
Air: "Marlbroug s'en va-t-en guerre."
 
 
Premier couplet
 
     
 
    Mon coursier hors d'haleine,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
J'errais de plaine en plaine
 
 
Au gré du destrier.
 
 
Deuxième couplet
 
     
 
    Au gré du destrier,
 
 
Sans varlet, n'écuyer ;
 
 
Au spectacle on a commencé la romance à ce vers, en disant : "Auprès d'une fontaine".Là près d'une fontaine,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
Songeant à ma marraine,
 
 
Sentais mes pleurs couler.’
 
 
Troisième couplet
 
     
 
    Sentais mes pleurs couler,
 
 
Prêt à me désoler ;
 
 
Je gravais sur un frêne
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
Sa lettre sans la mienne ;
 
 
Le Roi vint à passer.
 
 
Quatrième couplet
 
     
 
    Le Roi vint à passer ;
 
 
Ses barons, son clergier.
 
 
Beau page, dit la reine,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
Qui vous met à la gêne ?
 
 
Qui vous fait tant plorer ?
 
 
Cinquième couplet
 
     
 
    Qui vous fait tant plorer ?
 
 
Nous faut le déclarer.
 
 
Madame et Souveraine,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
J'avais une marraine
 
 
Que toujours adorai.
 
 
(Ici la Comtesse arrête le page en fermant le papier. Le reste ne se chante pas au théâtre.)
 
 
Sixième couplet
 
     
 
    Que toujours adorai ;
 
 
Je sens que j'en mourrai.
 
 
Beau page, dit la reine,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
N'est-il qu'une marraine ?
 
 
Je vous en servirai.
 
 
Septième couplet
 
     
 
    Je vous en servirai ;
 
 
Mon page vous ferai ;
 
 
Puis à ma jeune Hélène,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
Fille d'un capitaine,
 
 
Un jour vous marirai.
 
 
Huitième couplet
 
     
 
    Un jour vous marirai. –
 
 
Nenni n'en faut parler ;
 
 
Je veux, traînant ma chaîne,
 
 
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
 
 
Mourir de cette peine ;
 
 
Mais non m'en consoler.
 
 
La Comtesse
 
 
Il y a de la naïveté… du sentiment même.
 
 
(Chérubin, Suzanne, la Comtesse.)
 
 
Suzanneva poser la guitare sur un fauteuil.
 
 
Oh ! pour du sentiment, c'est un jeune homme qui… Ah çà ! monsieur l'officier, vous a-t-on dit que pour égayer la soirée, nous voulons savoir d'avance si un de mes habits vous ira passablement ?
 
 
La Comtesse
 
 
J'ai peur que non.
 
 
Suzannese mesure avec lui.
 
 
Il est de ma grandeur. Ôtons d'abord le manteau. (Elle le détache.)
 
 
La Comtesse
 
 
Et si quelqu'un entrait ?
 
 
Suzanne
 
 
Est-ce que nous faisons du mal donc ? Je vais fermer la porte ; (Elle court.) mais c'est la coiffure que je veux voir.
 
 
La Comtesse
 
 
Sur ma toilette, une baigneuse à moi. (Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre.)
 
 
SCÈNE V
 
 
Chérubin, la Comtesse assise.
 
 
La Comtesse
 
 
Jusqu'à l'instant du bal le Comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après que le temps d'expédier votre brevet nous a fait naître l'idée…
 
 
Chérubinle lui montre.
 
 
Hélas, madame, le voici ; Bazile me l'a remis de sa part.
 
 
La Comtesse
 
 
Déjà ? l'on a craint d'y perdre une minute. (Elle lit.) Ils se sont tant pressés qu'ils ont oublié d'y mettre son cachet. (Elle le lui rend.)
 
 
SCÈNE VI
 
 
Chérubin, la Comtesse, Suzanne.
 
 
Suzanneentre avec un grand bonnet.
 
 
Le cachet, à quoi ?
 
 
La Comtesse
 
 
À son brevet.
 
 
Suzanne
 
 
Déjà ?
 
 
La Comtesse
 
 
C'est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse ?
 
 
(Chérubin, Suzanne, la Comtesse.)
 
 
Suzannes'assied près de la Comtesse.
 
 
Et la plus belle de toutes. (Elle chante avec des épingles dans sa bouche.)
 
 
Tournez-vous donc envers ici,
 
 
Jean de Lyra, mon bel ami.
 
 
(Chérubin se met à genoux. Elle le coiffe.) Madame, il est charmant !
 
 
La Comtesse
 
 
Arrange son collet, d'un air un peu plus féminin.
 
 
Suzannel'arrange.
 
 
Là… mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j'en suis jalouse, moi ! (Elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n'être pas joli comme ça ?
 
 
La Comtesse
 
 
Qu'elle est folle ! Il faut relever la manche, afin que l'amadis prenne mieux… (Elle le retrousse.) Qu'est-ce qu'il a donc au bras ? un ruban !
 
 
Suzanne
 
 
Et un ruban à vous. Je suis bien aise que Madame l'ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà ! Oh ! si Monseigneur n'était pas venu, j'aurais bien repris le ruban ; car je suis presque aussi forte que lui.
 
 
La Comtesse
 
 
Il y a du sang ! (Elle détache le ruban.)
 
 
Chérubin, honteux.
 
 
Ce matin, comptant partir, j'arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné de la tête, et la bossette m'a effleuré le bras.
 
 
La Comtesse
 
 
On n'a jamais mis un ruban…
 
 
Suzanne
 
 
Et surtout un ruban volé. – Voyons donc ce que la bossette… la courbette… la cornette du cheval… Je n'entends rien à tous ces noms-là. – Ah ! qu'il a le bras blanc ! c'est comme une femme ! plus blanc que le mien ! regardez donc, madame ! (Elle les compare.)
 
 
La Comtesse, d'un ton glacé.
 
 
Occupez-vous plutôt de m'avoir du taffetas gommé, dans ma toilette.
 
 
(Suzanne lui pousse la tête, en riant; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.)
 
 
SCÈNE VII
 
 
Chérubin à genoux, la Comtesse assise.
 
 
La Comtessereste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la dévore de ses regards.
 
 
Pour mon ruban, monsieur… comme c'est celui dont la couleur m'agrée le plus… j'étais fort en colère de l'avoir perdu.
 
 
SCÈNE VIII
 
 
Chérubin à genoux, la Comtesse assise, Suzanne.
 
 
Suzanne, revenant.
 
 
Et la ligature à son bras ? (Elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.)
 
 
La Comtesse
 
 
En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d'un autre bonnet.
 
 
(Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du page.)
 
 
SCÈNE IX
 
 
Chérubin à genoux, la Comtesse assise.
 
 
Chérubin, les yeux baissés.
 
 
Celui qui m'est ôté m'aurait guéri en moins de rien.
 
 
La Comtesse
 
 
Par quelle vertu ? (Lui montrant le taffetas.) Ceci vaut mieux.
 
 
Chérubin, hésitant.
 
 
Quand un ruban… a serré la tête… ou touché la peau d'une personne…
 
 
La Comtesse, coupant la phrase.
 
 
…étrangère, il devient bon pour les blessures ? J'ignorais cette propriété. Pour l'éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première égratignure… de mes femmes, j'en ferai l'essai.
 
 
Chérubin, pénétré.
 
 
Vous le gardez, et moi, je pars.
 
 
La Comtesse
 
 
Non pour toujours.
 
 
Chérubin
 
 
Je suis si malheureux !
 
 
La Comtesse, émue.
 
 
Il pleure à présent ! c'est ce vilain Figaro avec son pronostic !
 
 
Chérubin, exalté.
 
 
Ah ! je voudrais toucher au terme qu'il m'a prédit ! sûr de mourir à l'instant, peut-être ma bouche oserait…
 
 
La Comtessel'interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir.
 
 
Taisez-vous, taisez-vous, enfant. Il n'y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites. (On frappe à la porte, elle élève la voix.) Qui frappe ainsi chez moi ?
 
 
SCÈNE X
 
 
Chérubin, la Comtesse, Le Comte en dehors.
 
 
Le Comte, en dehors.
 
 
Pourquoi donc enfermée ?
 
 
La Comtesse, troublée, se lève.
 
 
C'est mon époux ! grands dieux !… (À Chérubin qui s'est levé aussi.) Vous sans manteau, le col et les bras nus ! seul avec moi ! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie !…
 
 
Le Comte, en dehors.
 
 
Vous n'ouvrez pas ?
 
 
La Comtesse
 
 
C'est que… je suis seule.
 
 
Le Comte, en dehors.
 
 
Seule ! avec qui parlez-vous donc ?
 
 
La Comtesse, cherchant.
 
 
…Avec vous sans doute.
 
 
Chérubin, à part.
 
 
Après les scènes d'hier, et de ce matin, il me tuerait sur la place ! (Il court au cabinet de toilette, y entre et tire la porte sur lui.)
 
 
SCÈNE XI
 
 
La Comtesse seule, en ôte la clef et court ouvrir au Comte.
 
 
Ah ! quelle faute ! quelle faute !
 
 
SCÈNE XII
 
 
Le Comte, la Comtesse.
 
 
Le Comte, un peu sévère.
 
 
Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer !
 
 
La Comtesse, troublée.
 
 
Je… je chiffonnais… oui, je chiffonnais avec Suzanne ; elle est passée un moment chez elle.
 
 
Le Comtel'examine.
 
 
Vous avez l'air et le ton bien altérés !
 
 
La Comtesse
 
 
Cela n'est pas étonnant… pas étonnant du tout… je vous assure… nous parlions de vous… elle est passée, comme je vous dis.
 
 
Le Comte
 
 
Vous parliez de moi !… Je suis ramené par l'inquiétude : en montant à cheval, un billet qu'on m'a remis, mais auquel je n'ajoute aucune foi, m'a… pourtant agité.
 
 
La Comtesse
 
 
Comment, monsieur ?… quel billet ?
 
 
Le Comte
 
 
Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d'êtres… bien méchants ! On me donne avis que dans la journée quelqu'un, que je crois absent, doit chercher à vous entretenir.
 
 
La Comtesse
 
 
Quel que soit cet audacieux, il faudra qu'il pénètre ici ; car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour.
 
 
Le Comte
 
 
Ce soir, pour la noce de Suzanne ?
 
 
La Comtesse
 
 
Pour rien au monde ; je suis très incommodée.
 
 
Le Comte
 
 
Heureusement le docteur est ici.
 
 
(Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.)
 
 
Quel bruit entends-je ?
 
 
La Comtesse, plus troublée.
 
 
Du bruit ?
 
 
Le Comte
 
 
On a fait tomber un meuble.
 
 
La Comtesse
 
 
Je… je n'ai rien entendu, pour moi.
 
 
Le Comte
 
 
Il faut que vous soyez furieusement préoccupée !
 
 
La Comtesse
 
 
Préoccupée ! de quoi ?
 
 
Le Comte
 
 
Il y a quelqu'un dans ce cabinet, madame.
 
 
La Comtesse
 
 
Eh… qui voulez-vous qu'il y ait, monsieur ?
 
 
Le Comte
 
 
C'est moi qui vous le demande ; j'arrive.
 
 
La Comtesse
 
 
Eh mais… Suzanne apparemment qui range.
 
 
Le Comte
 
 
Vous avez dit qu'elle était passée chez elle !
 
 
La Comtesse
 
 
Passée… ou entrée là ; je ne sais lequel.
 
 
Le Comte
 
 
Si c'est Suzanne, d'où vient le trouble où je vous vois ?
 
 
La Comtesse
 
 
Du trouble pour ma camariste ?
 
 
Le Comte
 
 
Pour votre camariste, je ne sais ; mais pour du trouble, assurément.
 
 
La Comtesse
 
 
Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi.
 
 
Le Comte, en colère.
 
 
Elle m'occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l'instant.
 
 
La Comtesse
 
 
Je crois en effet, que vous le voulez souvent ; mais voilà bien les soupçons les moins fondés…
 
 
SCÈNE XIII
 
 
Le Comte, la Comtesse; Suzanne entre avec des hardes et pousse la porte du fond.
 
 
Le Comte
 
 
Ils en seront plus aisés à détruire. – (Il parle au cabinet.) Sortez, Suzon ; je vous l'ordonne.
 
 
(Suzanne s'arrête auprès de l'alcôve dans le fond.)
 
 
La Comtesse
 
 
Elle est presque nue, monsieur ; vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite ? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant ; elle s'est enfuie, quand elle vous a entendu.
 
 
Le Comte
 
 
Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (Il se tourne vers la porte du cabinet.) Répondez-moi, Suzanne ; êtes-vous dans ce cabinet ?
 
 
(Suzanne, restée au fond, se jette dans l'alcôve et s'y cache.)
 
 
La Comtesse, vivement, parlant au cabinet.
 
 
Suzon, je vous défends de répondre. (Au Comte.) On n'a jamais poussé si loin la tyrannie !
 
 
Le Comtes'avance au cabinet.
 
 
Oh bien, puisqu'elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai.
 
 
La Comtessese met au-devant.
 
 
Partout ailleurs je ne puis l'empêcher ; mais j'espère aussi que chez moi…
 
 
Le Comte
 
 
Et moi j'espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef serait, je le vois, inutile ! mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holà ! quelqu'un !
 
 
La Comtesse
 
 
Attirer vos gens, et faire un scandale public d'un soupçon qui nous rendrait la fable du château ?
 
 
Le Comte
 
 
Fort bien, madame ; en effet, j'y suffirai ; je vais à l'instant prendre chez moi ce qu'il faut… (Il marche pour sortir et revient.) Mais pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m'accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu'il vous déplaît tant ?… une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée !
 
 
La Comtesse, troublée.
 
 
Eh ! monsieur, qui songe à vous contrarier ?
 
 
Le Comte
 
 
Ah ! j'oubliais la porte qui va chez vos femmes ; il faut que je la ferme aussi pour que vous soyez pleinement justifiée. (Il va fermer la porte du fond et en ôte la clef.)
 
 
La Comtesse, à part.
 
 
Ô Ciel ! étourderie funeste !
 
 
Le Comte, revenant à elle.
 
 
Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie ; (Il élève la voix.) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu'elle ait la bonté de m'attendre, et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour…
 
 
La Comtesse
 
 
En vérité, monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure… (Le Comte l'emmène et ferme la porte à la clef.)
 
 
SCÈNE XIV
 
 
Suzanne, Chérubin.
 
 
Suzannesort de l'alcôve, accourt au cabinet et parle à la serrure.
 
 
Ouvrez, Chérubin, ouvrez vite, c'est Suzanne ; ouvrez et sortez.
 
 
(Chérubin, Suzanne.)
 
 
Chérubinsort.
 
 
Ah ! Suzon, quelle horrible scène !
 
 
Suzanne
 
 
Sortez, vous n'avez pas une minute.
 
 
Chérubin, effrayé.
 
 
Eh ! par où sortir ?
 
 
Suzanne
 
 
Je n'en sais rien, mais sortez.
 
 
Chérubin
 
 
S'il n'y a pas d'issue ?
 
 
Suzanne
 
 
Après la rencontre de tantôt il vous écraserait ! et nous serions perdues. – Courez conter à Figaro…
 
 
Chérubin
 
 
La fenêtre du jardin n'est peut-être pas bien haute.
 
 
(Il court y regarder.)
 
 
Suzanne, avec effroi.
 
 
Un grand étage ! impossible ! Ah ! ma pauvre maîtresse ! Et mon mariage, ô Ciel !
 
 
Chérubinrevient.
 
 
Elle donne sur la melonnière ; quitte à gâter une couche ou deux…
 
 
Suzannele retient et s'écrie.
 
 
Il va se tuer !
 
 
Chérubin, exalté.
 
 
Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui, je m'y jetterais plutôt que de lui nuire… Et ce baiser va me porter bonheur. (Il l'embrasse et court sauter par la fenêtre.)
 
 
SCÈNE XV
 
 
Suzanne, seule, un cri de frayeur.
 
 
Ah !… (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.) Il est déjà bien loin. Oh ! le petit garnement ! aussi leste que joli ! si celui-là manque de femmes… Prenons sa place au plutôt. (En entrant dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, Monsieur le Comte, rompre la cloison, si cela vous amuse ; au diantre qui répond un mot ! (Elle s'y enferme.)
 
 
SCÈNE XVI
 
 
Le Comte, la Comtesse rentrent dans la chambre.
 
 
Le Comte, une pince à la main, qu'il jette sur le fauteuil.
 
 
Tout est bien comme je l'ai laissé. Madame, en m'exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites : encore une fois, voulez-vous l'ouvrir ?
 
 
La Comtesse
 
 
Eh, monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux ? Si l'amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison je les excuserais ; j'oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu'elles ont d'offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme ?
 
 
Le Comte
 
 
Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte ; ou je vais à l'instant…
 
 
La Comtesse, au-devant.
 
 
Arrêtez, monsieur, je vous prie. Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois ?
 
 
Le Comte
 
 
Tout ce qu'il vous plaira, madame : mais je verrai qui est dans ce cabinet.
 
 
La Comtesse, effrayée.
 
 
Eh bien, monsieur, vous le verrez. Écoutez-moi… tranquillement.
 
 
Le Comte
 
 
Ce n'est donc pas Suzanne ?
 
 
La Comtesse, timidement.
 
 
Au moins n'est-ce pas non plus une personne… dont vous deviez rien redouter… Nous disposions une plaisanterie… bien innocente en vérité, pour ce soir… et je vous jure…
 
 
Le Comte
 
 
Et vous me jurez ?
 
 
La Comtesse
 
 
Que nous n'avions pas plus dessein de vous offenser l'un que l'autre.
 
 
Le Comte, vite.
 
 
L'un que l'autre ? c'est un homme ?
 
 
La Comtesse
 
 
Un enfant, monsieur.
 
 
Le Comte
 
 
Eh qui donc ?
 
 
La Comtesse
 
 
À peine osé-je le nommer !
 
 
Le Comte, furieux.
 
 
Je le tuerai.
 
 
La Comtesse
 
 
Grands dieux !
 
 
Le Comte
 
 
Parlez donc !
 
 
La Comtesse
 
 
Ce jeune… Chérubin…
 
 
Le Comte
 
 
Chérubin ! l'insolent ! voilà mes soupçons et le billet expliqués.
 
 
La Comtesse, joignant les mains.
 
 
Ah ! monsieur, gardez de penser…
 
 
Le Comte, frappant du pied.
 
 
(À part.) Je trouverai partout ce maudit page ! (Haut.) Allons, madame, ouvrez ; je sais tout maintenant. Vous n'auriez pas été si émue en le congédiant ce matin, il serait parti quand je l'ai ordonné, vous n'auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s'il n'y avait rien de criminel.
 
 
La Comtesse
 
 
Il a craint de vous irriter en se montrant.
 
 
Le Comte, hors de lui, crie au cabinet.
 
 
Sors donc, petit malheureux !
 
 
La Comtessele prend à bras le corps, en l'éloignant.
 
 
Ah ! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N'en croyez pas un injuste soupçon, de grâce ; et que le désordre où vous l'allez trouver…
 
 
Le Comte
 
 
Du désordre !
 
 
La Comtesse
 
 
Hélas oui ; prêt à s'habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus ; il allait essayer…
 
 
Le Comte
 
 
Et vous vouliez garder votre chambre ! Indigne épouse ! ah ! vous la garderez… longtemps ; mais il faut avant que j'en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.
 
 
La Comtessese jette à genoux les bras élevés.
 
 
Monsieur le Comte, épargnez un enfant ; je ne me consolerais pas d'avoir causé…
 
 
Le Comte
 
 
Vos frayeurs aggravent son crime.
 
 
La Comtesse
 
 
Il n'est pas coupable, il partait : c'est moi qui l'ai fait appeler.
 
 
Le Comte, furieux.
 
 
Levez-vous. Ôtez-vous… Tu es bien audacieuse d'oser me parler pour un autre.
 
 
La Comtesse
 
 
Eh bien ! je m'ôterai, monsieur, je me lèverai ; je vous remettrai même la clef du cabinet : mais, au nom de votre amour…
 
 
Le Comte
 
 
De mon amour ! Perfide !
 
 
La Comtessese lève et lui présente la clef.
 
 
Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal ; et puisse après tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas…
 
 
Le Comte, prenant la clef.
 
 
Je n'écoute plus rien.
 
 
La Comtessese jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.
 
 
Ô Ciel ! Il va périr !
 
 
Le Comteouvre la porte et recule.
 
 
C'est Suzanne !
 
 
SCÈNE XVII
 
 
La Comtesse, le Comte, Suzanne.
 
 
Suzannesort en riant.
 
 
« Je le tuerai, je le tuerai. » Tuez-le donc, ce méchant page !
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Ah ! quelle école ! (Regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite.) Et vous aussi, vous jouez l'étonnement ?… Mais peut-être elle n'y est pas seule. (Il entre.)
 
 
SCÈNE XVIII
 
 
La Comtesse assise, Suzanne.
 
 
Suzanneaccourt à sa maîtresse.
 
 
Remettez-vous, madame, il est bien loin, il a fait un saut…
 
 
La Comtesse
 
 
Ah, Suzon, je suis morte.
 
 
SCÈNE XIX
 
 
La Comtesse assise, Suzanne, le Comte.
 
 
Le Comtesort du cabinet d'un air confus. Après un court silence.
 
 
Il n'y a personne, et pour le coup j'ai tort. – Madame… vous jouez fort bien la comédie.
 
 
Suzanne, gaiement.
 
 
Et moi, Monseigneur ?
 
 
(La Comtesse, son mouchoir sur sa bouche pour se remettre, ne parle pas.)
 
 
(Suzanne, la Comtesse assise, le Comte.)
 
 
Le Comtes'approche.
 
 
Quoi, madame, vous plaisantiez ?
 
 
La Comtesse, se remettant un peu.
 
 
Eh ! pourquoi non, monsieur ?
 
 
Le Comte
 
 
Quel affreux badinage ! et par quel motif, je vous prie ?…
 
 
La Comtesse
 
 
Vos folies méritent-elles de la pitié ?
 
 
Le Comte
 
 
Nommer folies ce qui touche à l'honneur !
 
 
La Comtesse, assurant son ton par degrés.
 
 
Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l'abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier ?
 
 
Le Comte
 
 
Ah ! madame, c'est sans ménagement.
 
 
Suzanne
 
 
Madame n'avait qu'à vous laisser appeler les gens.
 
 
Le Comte
 
 
Tu as raison, et c'est à moi de m'humilier… Pardon, je suis d'une confusion !…
 
 
Suzanne
 
 
Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu !
 
 
Le Comte
 
 
Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t'appelais ? Mauvaise !
 
 
Suzanne
 
 
Je me rhabillais de mon mieux, à grand renfort d'épingles, et Madame qui me le défendait avait bien ses raisons pour le faire.
 
 
Le Comte
 
 
Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l'apaiser.
 
 
La Comtesse
 
 
Non, monsieur ; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu'il en est temps.
 
 
Le Comte
 
 
Le pourriez-vous sans quelques regrets ?
 
 
Suzanne
 
 
Je suis sûre, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes.
 
 
La Comtesse
 
 
Eh ! quand cela serait, Suzon ? j'aime mieux le regretter que d'avoir la bassesse de lui pardonner ; il m'a trop offensée.
 
 
Le Comte
 
 
Rosine !…
 
 
La Comtesse
 
 
Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie ! Je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n'aimez plus.
 
 
Suzanne
 
 
Madame !
 
 
Le Comte, suppliant.
 
 
Par pitié !
 
 
La Comtesse
 
 
Vous n'en aviez aucune pour moi.
 
 
Le Comte
 
 
Mais aussi ce billet… Il m'a tourné le sang !
 
 
La Comtesse
 
 
Je n'avais pas consenti qu'on l'écrivît.
 
 
Le Comte
 
 
Vous le saviez ?
 
 
La Comtesse
 
 
C'est cet étourdi de Figaro…
 
 
Le Comte
 
 
Il en était ?
 
 
La Comtesse
 
 
…qui l'a remis à Bazile.
 
 
Le Comte
 
 
Qui m'a dit le tenir d'un paysan. Ô perfide chanteur ! lame à deux tranchants ! c'est toi qui paieras pour tout le monde.
 
 
La Comtesse
 
 
Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres : voilà bien les hommes ! Ah ! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l'erreur où vous a jeté ce billet, j'exigerais que l'amnistie fût générale.
 
 
Le Comte
 
 
Eh bien, de tout mon cœur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante ?
 
 
La Comtessese lève.
 
 
Elle l'était pour tous deux.
 
 
Le Comte
 
 
Ah ! dites pour moi seul. – Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste l'air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait… D'honneur il l'est encore.
 
 
La Comtesse, s'efforçant de sourire.
 
 
Je rougissais… du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l'indignation d'une âme honnête outragée, d'avec la confusion qui naît d'une accusation méritée ?
 
 
Le Comte, souriant.
 
 
Et ce page en désordre, en veste et presque nu…
 
 
La Comtesse, montrant Suzanne.
 
 
Vous le voyez devant vous. N'aimez-vous pas mieux l'avoir trouvé que l'autre ? en général, vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci.
 
 
Le Comte, riant plus fort.
 
 
Et ces prières, ces larmes feintes…
 
 
La Comtesse
 
 
Vous me faites rire, et j'en ai peu d'envie.
 
 
Le Comte
 
 
Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants. C'est vous, c'est vous, madame, que le roi devrait envoyer en ambassade à Londres ! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l'art de se composer pour réussir à ce point !
 
 
La Comtesse
 
 
C'est toujours vous qui nous y forcez.
 
 
Suzanne
 
 
Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d'honneur.
 
 
La Comtesse
 
 
Brisons là, Monsieur le Comte. J'ai peut-être été trop loin ; mais mon indulgence en un cas aussi grave doit au moins m'obtenir la vôtre.
 
 
Le Comte
 
 
Mais vous répéterez que vous me pardonnez.
 
 
La Comtesse
 
 
Est-ce que je l'ai dit, Suzon ?
 
 
Suzanne
 
 
Je ne l'ai pas entendu, madame.
 
 
Le Comte
 
 
Eh bien ! que ce mot vous échappe.
 
 
La Comtesse
 
 
Le méritez-vous donc, ingrat ?
 
 
Le Comte
 
 
Oui, par mon repentir.
 
 
Suzanne
 
 
Soupçonner un homme dans le cabinet de Madame !
 
 
Le Comte
 
 
Elle m'en a si sévèrement puni !
 
 
Suzanne
 
 
Ne pas s'en fier à elle quand elle dit que c'est sa camariste !
 
 
Le Comte
 
 
Rosine, êtes-vous donc implacable ?
 
 
La Comtesse
 
 
Ah ! Suzon ! que je suis faible ! quel exemple je te donne ! (Tendant la main au Comte.) On ne croira plus à la colère des femmes.
 
 
Suzanne
 
 
Bon ! madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là ?
 
 
Le Comtebaise ardemment la main de sa femme.
 
 
SCÈNE XX
 
 
Suzanne, Figaro, la Comtesse, Le Comte.
 
 
Figaro, arrivant tout essoufflé.
 
 
On disait Madame incommodée. Je suis vite accouru… je vois avec joie qu'il n'en est rien.
 
 
Le Comte, sèchement.
 
 
Vous êtes fort attentif !
 
 
Figaro
 
 
Et c'est mon devoir. Mais puisqu'il n'en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant, pour m'accompagner, l'instant où vous permettrez que je mène ma fiancée…
 
 
Le Comte
 
 
Et qui surveillera la Comtesse au château ?
 
 
Figaro
 
 
La veiller ! elle n'est pas malade.
 
 
Le Comte
 
 
Non ; mais cet homme absent qui doit l'entretenir ?
 
 
Figaro
 
 
Quel homme absent ?
 
 
Le Comte
 
 
L'homme du billet que vous avez remis à Bazile.
 
 
Figaro
 
 
Qui dit cela ?
 
 
Le Comte
 
 
Quand je ne le saurais pas d'ailleurs, fripon ! ta physionomie qui t'accuse me prouverait déjà que tu mens.
 
 
Figaro
 
 
S'il est ainsi, ce n'est pas moi qui mens, c'est ma physionomie.
 
 
Suzanne
 
 
Va, mon pauvre Figaro, n'uses pas ton éloquence en défaites ; nous avons tout dit.
 
 
Figaro
 
 
Et quoi dit ? vous me traitez comme un Bazile !
 
 
Suzanne
 
 
Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, que le petit page était dans ce cabinet où je me suis enfermée.
 
 
Le Comte
 
 
Qu'as-tu à répondre ?
 
 
La Comtesse
 
 
Il n'y a plus rien à cacher, Figaro ; le badinage est consommé.
 
 
Figaro, cherchant à deviner.
 
 
Le badinage… est consommé ?
 
 
Le Comte
 
 
Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus ?
 
 
Figaro
 
 
Moi ! je dis… que je voudrais bien qu'on en pût dire autant de mon mariage ; et si vous l'ordonnez…
 
 
Le Comte
 
 
Tu conviens donc enfin du billet ?
 
 
Figaro
 
 
Puisque Madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi : mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons.
 
 
Le Comte
 
 
Toujours mentir contre l'évidence ! à la fin cela m'irrite.
 
 
La Comtesse, en riant.
 
 
Eh, ce pauvre garçon ! pourquoi voulez-vous, monsieur, qu'il dise une fois la vérité ?
 
 
Figaro, bas, à Suzanne.
 
 
Je l'avertis de son danger ; c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire.
 
 
Suzanne, bas.
 
 
As-tu vu le petit page ?
 
 
Figaro, bas.
 
 
Encore tout froissé.
 
 
Suzanne, bas.
 
 
Ah, Pécaïre !
 
 
La Comtesse
 
 
Allons, Monsieur le Comte, ils brûlent de s'unir : leur impatience est naturelle ! entrons pour la cérémonie.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Et Marceline, Marceline… (Haut.) Je voudrais être… au moins vêtu.
 
 
La Comtesse
 
 
Pour nos gens ! Est-ce que je le suis ?
 
 
SCÈNE XXI
 
 
Figaro, Suzanne, la Comtesse, Le Comte, Antonio.
 
 
Antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées.
 
 
Monseigneur ! Monseigneur !
 
 
Le Comte
 
 
Que me veux-tu, Antonio ?
 
 
Antonio
 
 
Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres ; et tout à l'heure encore on vient d'en jeter un homme.
 
 
Le Comte
 
 
Par ces fenêtres ?
 
 
Antonio
 
 
Regardez comme on arrange mes giroflées.
 
 
Suzanne, bas, à Figaro.
 
 
Alerte, Figaro ! alerte.
 
 
Figaro
 
 
Monseigneur, il est gris dès le matin.
 
 
Antonio
 
 
Vous n'y êtes pas. C'est un petit reste d'hier. Voilà comme on fait des jugements… ténébreux.
 
 
Le Comte, avec feu.
 
 
Cet homme ! cet homme ! où est-il ?
 
 
Antonio
 
 
Où il est ?
 
 
Le Comte
 
 
Oui.
 
 
Antonio
 
 
C'est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique ; il n'y a que moi qui prends soin de votre jardin ; il y tombe un homme, et vous sentez… que ma réputation en est effleurée.
 
 
Suzanne, bas, à Figaro.
 
 
Détourne, détourne.
 
 
Figaro
 
 
Tu boiras donc toujours ?
 
 
Antonio
 
 
Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé.
 
 
La Comtesse
 
 
Mais en prendre ainsi sans besoin…
 
 
Antonio
 
 
Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, madame ; il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes.
 
 
Le Comte, vivement.
 
 
Répons-moi donc ou je vais te chasser.
 
 
Antonio
 
 
Est-ce que je m'en irais ?
 
 
Le Comte
 
 
Comment donc ?
 
 
Antonio, se touchant le front.
 
 
Si vous n'avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître.
 
 
Le Comtele secoue avec colère.
 
 
On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre ?
 
 
Antonio
 
 
Oui, Mon Excellence ; tout à l'heure, en veste blanche, et qui s'est enfui, jarni, courant…
 
 
Le Comte, impatienté.
 
 
Après ?
 
 
Antonio
 
 
J'ai bien voulu courir après ; mais je me suis donné contre la grille une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied ni patte de ce doigt-là.
 
 
Le Comte
 
 
Au moins tu reconnaîtrais l'homme ?
 
 
Antonio
 
 
Oh ! que oui-dà !… si je l'avais vu pourtant.
 
 
Suzanne, bas, à Figaro.
 
 
Il ne l'a pas vu.
 
 
Figaro
 
 
Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard ! avec ta giroflée ? Il est inutile de chercher, Monseigneur, c'est moi qui ai sauté.
 
 
Le Comte
 
 
Comment ? c'est vous !
 
 
Antonio
 
 
« Combien te faut-il, pleurard ? » Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ? car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre et plus fluet !
 
 
Figaro
 
 
Certainement ; quand on saute, on se pelotone…
 
 
Antonio
 
 
M'est avis que c'était plutôt… qui dirait, le gringalet de page.
 
 
Le Comte
 
 
Chérubin, tu veux dire ?
 
 
Figaro
 
 
Oui, revenu tout exprès avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà.
 
 
Antonio
 
 
Oh ! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ; je n'ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même.
 
 
Le Comte
 
 
Quelle patience !
 
 
Figaro
 
 
J'étais dans la chambre des femmes en veste blanche : il fait un chaud !… J'attendais là ma Suzanette, quand j'ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se faisait : je ne sais quelle crainte m'a saisi à l'occasion de ce billet ; et s'il faut avouer ma bêtise, j'ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (Il frotte son pied.)
 
 
Antonio
 
 
Puisque c'est vous, il est juste de vous rendre ce brinborion de papier qui a coulé de votre veste en tombant.
 
 
Le Comtese jette dessus.
 
 
Donne-le-moi. (Il ouvre le papier et le referme.)
 
 
Figaro, à part.
 
 
Je suis pris.
 
 
Le Comte, à Figaro.
 
 
La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier ni comment il se trouvait dans votre poche ?
 
 
Figaro, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers.
 
 
Non sûrement… Mais c'est que j'en ai tant. Il faut répondre à tout… (Il regarde un des papiers.) Ceci ? ah ! c'est une lettre de Marceline, en quatre pages ; elle est belle !… Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison ?… non, la voici… J'avais l'état des meubles du petit château dans l'autre poche…
 
 
(Le Comte r'ouvre le papier qu'il tient.)
 
 
La Comtesse, bas, à Suzanne.
 
 
Ah dieux ! Suzon, c'est le brevet d'officier.
 
 
Suzanne, bas, à Figaro.
 
 
Tout est perdu, c'est le brevet.
 
 
Le Comtereplie le papier.
 
 
Eh bien ! l'homme aux expédients, vous ne devinez pas ?
 
 
(Antonio, Figaro, Suzanne, la Comtesse, le Comte.)
 
 
Antonio, s'approchant de Figaro.
 
 
Monseigneur dit si vous ne devinez pas !
 
 
Figarole repousse.
 
 
Fi donc ! vilain, qui me parle dans le nez !
 
 
Le Comte
 
 
Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être ?
 
 
Figaro
 
 
Ah, ah, ah, ah ! Povero ! ce sera le brevet de ce malheureux enfant qu'il m'avait remis, et que j'ai oublié de lui rendre. Oh, oh, oh, oh ! étourdi que je suis ! que fera-t-il sans son brevet ? Il faut courir…
 
 
Le Comte
 
 
Pourquoi vous l'aurait-il remis ?
 
 
Figaro, embarrassé.
 
 
Il… désirait qu'on y fît quelque chose.
 
 
Le Comteregarde son papier.
 
 
Il n'y manque rien.
 
 
La Comtesse, bas, à Suzanne.
 
 
Le cachet.
 
 
Suzanne, bas, à Figaro.
 
 
Le cachet y manque.
 
 
Le Comte, à Figaro.
 
 
Vous ne répondez pas ?
 
 
Figaro
 
 
C'est… qu'en effet il y manque peu de chose. Il dit que c'est l'usage…
 
 
Le Comte
 
 
L'usage ! l'usage ! l'usage de quoi ?
 
 
Figaro
 
 
D'y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine.
 
 
Le Comterouvre le papier et le chiffonne de colère.
 
 
Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (À part.) C'est ce Figaro qui les mène, et je ne m'en vengerais pas !
 
 
(Il veut sortir avec dépit.)
 
 
Figaro, l'arrêtant.
 
 
Vous sortez sans ordonner mon mariage ?
 
 
SCÈNE XXII
 
 
Bazile, Bartholo, Marceline, Figaro, le Comte, Grippe-Soleil, La Comtesse, Suzanne, Antonio; valets du Comte, ses vassaux.
 
 
Marceline, au Comte.
 
 
Ne l'ordonnez pas, Monseigneur ! Avant de lui faire grâce, vous nous devez justice. Il a des engagements avec moi.
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Voilà ma vengeance arrivée.
 
 
Figaro
 
 
Des engagements ? de quelle nature ? Expliquez-vous.
 
 
Marceline
 
 
Oui, je m'expliquerai, malhonnête !
 
 
(La Comtesse s'assied sur une bergère. Suzanne est derrière elle.)
 
 
Le Comte
 
 
De quoi s'agit-il, Marceline ?
 
 
Marceline
 
 
D'une obligation de mariage.
 
 
Figaro
 
 
Un billet, voilà tout, pour de l'argent prêté.
 
 
Marceline, au Comte.
 
 
Sous condition de m'épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province…
 
 
Le Comte
 
 
Présentez-vous au tribunal ; j'y rendrai justice à tout le monde.
 
 
Bazile, montrant Marceline.
 
 
En ce cas, Votre Grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline ?
 
 
Le Comte, à part.
 
 
Ah ! voilà mon fripon du billet.
 
 
Figaro
 
 
Autre fou de la même espèce !
 
 
Le Comte, en colère, à Bazile.
 
 
Vos droits ! vos droits ! Il vous convient bien de parler devant moi, maître sot !
 
 
Antonio, frappant dans sa main.
 
 
Il ne l'a, ma foi, pas manqué du premier coup : c'est son nom.
 
 
Le Comte
 
 
Marceline, on suspendra tout jusqu'à l'examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grand-salle d'audience. Honnête Bazile ! agent fidèle et sûr ! allez au bourg chercher les gens du Siège.
 
 
Bazile
 
 
Pour son affaire ?
 
 
Le Comte
 
 
Et vous m'amènerez le paysan du billet.
 
 
Bazile
 
 
Est-ce que je le connais ?
 
 
Le Comte
 
 
Vous résistez !
 
 
Bazile
 
 
Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions.
 
 
Le Comte
 
 
Quoi donc ?
 
 
Bazile
 
 
Homme à talent sur l'orgue du village, je montre le clavecin à Madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages ; et mon emploi surtout est d'amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît de l'ordonner.
 
 
Grippe-Soleils'avance.
 
 
J'irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira.
 
 
Le Comte
 
 
Quel est ton nom, et ton emploi ?
 
 
Grippe-Soleil
 
 
Je suis Grippe-Soleil, mon bon Signeu ; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d'artifice. C'est fête aujourd'hui dans le troupiau ; et je sais oùs-ce qu'est toute l'enragée boutique à procès du pays.
 
 
Le Comte
 
 
Ton zèle me plaît, vas-y ; (À Bazile.) mais vous, accompagnez monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour l'amuser en chemin. Il est de ma compagnie.
 
 
Grippe-Soleil, joyeux.
 
 
Oh ! moi, je suis de la… ?
 
 
(Suzanne l'apaise de la main, en lui montrant la Comtesse.)
 
 
Bazile, surpris.
 
 
Que j'accompagne Grippe-Soleil en jouant ?…
 
 
Le Comte
 
 
C'est votre emploi ! Partez, ou je vous chasse. (Il sort.)
 
 
SCÈNE XXIII
 
 
Les acteurs précédents, excepté le Comte.
 
 
Bazile, à lui-même.
 
 
Ah ! je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis…
 
 
Figaro
 
 
Qu'une cruche.
 
 
Bazile, à part.
 
 
Au lieu d'aider à leur mariage, je m'en vais assurer le mien avec Marceline. (À Figaro.) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (Il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.)
 
 
Figarole suit.
 
 
Conclure ! oh ! va, ne crains rien ; quand même tu ne reviendrais jamais… Tu n'as pas l'air en train de chanter ; veux-tu que je commence ?… allons, gai ! haut, la-mi-la, pour ma fiancée. (Il se met en marche à reculons, danse en chantant la séguedille suivante. Bazile accompagne, et tout le monde le suit.)
 
 
Séguedille (Air noté)
 
     
 
    Je préfère à richesse
 
 
La sagesse
 
 
De ma Suzon ;
 
 
Zon, zon, zon,
 
 
Zon, zon, zon,
 
 
Zon, zon, zon,
 
 
Zon, zon, zon.
 
     
 
    Aussi sa gentillesse
 
 
Est maîtresse
 
 
De ma raison ;
 
 
Zon, zon, zon,
 
 
Zon, zon, zon,
 
 
Zon, zon, zon,
 
 
Zon, zon, zon.
 
 
(Le bruit s'éloigne, on n'entend pas le reste.)
 
 
SCÈNE XXIV
 
 
Suzanne, la Comtesse.
 
 
La Comtesse, dans sa bergère.
 
 
Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m'a value avec son billet.
 
 
Suzanne
 
 
Ah ! madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage ! il s'est terni tout à coup ; mais ce n'a été qu'un nuage ; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge !
 
 
La Comtesse
 
 
Il a donc sauté par la fenêtre ?
 
 
Suzanne
 
 
Sans hésiter, le charmant enfant ! léger… comme une abeille.
 
 
La Comtesse
 
 
Ah ! ce fatal jardinier ! Tout cela m'a remuée au point… que je ne pouvais rassembler deux idées.
 
 
Suzanne
 
 
Ah ! madame, au contraire ; et c'est là que j'ai vu combien l'usage du grand monde donne d'aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu'il y paraisse.
 
 
La Comtesse
 
 
Crois-tu que le Comte en soit la dupe ? et s'il trouvait cet enfant au château !
 
 
Suzanne
 
 
Je vais recommander de le cacher si bien…
 
 
La Comtesse
 
 
Il faut qu'il parte. Après ce qui vient d'arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l'envoyer au jardin à votre place.
 
 
Suzanne
 
 
Il est certain que je n'irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois…
 
 
La Comtessese lève.
 
 
Attends… Au lieu d'un autre ou de toi, si j'y allais moi-même ?
 
 
Suzanne
 
 
Vous, madame ?
 
 
La Comtesse
 
 
Il n'y aurait personne d'exposé… Le Comte alors ne pourrait nier… Avoir puni sa jalousie et lui prouver son infidélité ! cela serait… Allons : le bonheur d'un premier hasard m'enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne…
 
 
Suzanne
 
 
Ah ! Figaro.
 
 
La Comtesse
 
 
Non, non. Il voudrait mettre ici du sien… Mon masque de velours et ma canne, que j'aille y rêver sur la terrasse. (Suzanne entre dans le cabinet de toilette.)
 
 
SCÈNE XXV
 
 
La Comtesse, seule.
 
 
Il est assez effronté mon petit projet ! (Elle se retourne.) Ah ! le ruban ! mon joli ruban ! je t'oubliais ! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus… tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant… Ah ! Monsieur le Comte, qu'avez-vous fait ?… Et moi, que fais-je en ce moment ?
 
 
SCÈNE XXVI
 
 
La Comtesse, Suzanne.
 
 
(La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.)
 
 
Suzanne
 
 
Voici la canne et votre loup.
 
 
La Comtesse
 
 
Souviens-toi que je t'ai défendu d'en dire un mot à Figaro.
 
 
Suzanne, avec joie.
 
 
Madame, il est charmant votre projet. Je viens d'y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout ; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (Elle baise la main de sa maîtresse.)
 
 
(Elles sortent.)
 
 
Fin du second acte.
 
 
Pendant l'entracte, des valets arrangent la salle d'audience: on apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l'on place aux deux côtés du théâtre, de façon que le passage soit libre par-derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des sièges pour Brid'oison et d'autres juges, des deux côtés de l'estrade du Comte.